Kemal Kiliçdaroglu, l’espoir des anti-Erdogan
Les élections présidentielles et législatives de dimanche sont cruciales. Face à celui qui détient les rênes du pays, le principal candidat d’opposition fait rêver des dizaines de millions d’électeurs qui souhaitent tourner la page
Un coeur avec les doigts. Si Kemal Kiliçdaroglu devient l’homme qui détrône Recep Tayyip Erdogan dans les urnes, c’est peut-être l’image qu’on retiendra de sa campagne. A chacun de ses discours, le rival du président turc promet que «le printemps reviendra», que «l’amour triomphera». Puis il esquisse ce geste, imité par la foule.
Dans une campagne où la violence contre l’opposition atteint des niveaux inédits, dans un pays où les causes les plus exacerbées ont toutes leur signe de la main, ce coeur semble à la fois naïf et radical. «Kiliçdaroglu sait mieux que personne le mal que le langage de haine fait à notre pays», explique Suzan, une militante de sa campagne, qui rappelle toutes les agressions, tentatives de lynchage et d’assassinat contre lui ces dix dernières années. «Ce coeur avec les doigts, ce langage positif et inclusif, c’est une façon de dire qu’une autre Turquie est possible. »
L’image d’un aïeul qui apaise
A 74 ans, dont treize passés à diriger le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), Kemal Kiliçdaroglu n’a ni le charisme, ni l’éloquence, ni l’aura de vainqueur de Recep Tayyip Erdogan, qui a gagné depuis vingtet-un ans toutes les élections nationales. Il n’a pas non plus la posture de père autoritaire de l’actuel président, distribuant les bons points aux citoyens qui le soutiennent et les mauvais à ses détracteurs, qu’il assimile à des «putschistes» et à des «terroristes». Il n’a pas le visage neuf de ceux qui provoquent parfois des alternances politiques. Kemal
Kiliçdaroglu est tout le contraire. Dans ses meetings, les plus jeunes l’appellent dede (grand-père). S’il incarne une image, c’est davantage celle de l’aïeul qui rassemble et apaise, et dit vouloir prendre sa retraite à l’issue d’un unique mandat «pour s’occuper de [ses] petits-enfants». Son credo: «droit, loi, justice», qu’il promet de défendre en rétablissant la démocratie et le régime parlementaire.
Il héritera, en cas de victoire, des pouvoirs démesurés que son prédécesseur s’était attribués, mais Kemal Kiliçdaroglu se présente comme un président de transition. Il gouvernera, répètet-il, par consensus et consultation, avec sept vice-présidents – les dirigeants des formations qui soutiennent sa candidature, ainsi que les maires d’Istanbul et d’Ankara. Ces derniers, très populaires, l’accompagnent souvent lors de ses déplacements, par opposition aux meetings en solo de Recep Tayyip Erdogan, seul capable d’enthousiasmer sa base électorale.
L’Alliance de la nation, dont Kemal Kiliçdaroglu est l’architecte, rassemble six partis que tout oppose sur le papier: des islamistes et des tenants farouches de la laïcité, des ultranationalistes, des conservateurs musulmans, d’anciens soutiens de Tayyip Erdogan et des opposants de toujours. Le parti de la gauche pro-kurde (Parti démocratique des peuples, HDP), troisième plus grand parti de Turquie, appelle aussi à voter pour lui.
Un rassembleur
Cette mosaïque colore tous ses rassemblements. Les fanions des uns côtoient les écharpes des autres, au milieu d’une mer rouge et blanche de drapeaux turcs. «C’est ça, la démocratie, avoir des opinions différentes! » s’exclame Nuran Ergirin, une retraitée venue applaudir Kemal Kiliçdaroglu à Istanbul. «On est tellement fatigué des politiques qui nous divisent, des sales discours qui sèment la discorde… Ça suffit! »
Le Parti des travailleurs (TIP, extrême gauche) fait lui aussi campagne pour Kemal Kiliçdaroglu. «Je pense qu’il est trop tôt pour que les opinions de mon parti s’imposent, il nous faut d’abord quelqu’un pour rétablir la démocratie», estime Macide Gülek, une électrice du TIP. «Le seul moyen d’y parvenir, c’est l’union de tous ceux qui ne veulent plus d’Erdogan. Peu importe qu’on vote à droite ou à gauche, qu’on soit athée ou religieux, ultranationaliste ou internationaliste, c’est la démocratie d’abord. »
A ceux qui lui reprochent son image terne de fonctionnaire (ce qu’il fut pendant 28 ans, jusqu’à diriger la Sécurité sociale), Kemal Kiliçdaroglu rétorque que la Turquie n’a pas besoin d’un homme fort, mais d’un gouvernement fondé sur le respect des lois et sur la transparence pour redonner confiance dans une économie en crise. Alors que l’inflation dépasse les 50%, «mes amis qui votent Erdogan me rappellent que le président a construit des hôpitaux, des routes et des ponts», relate Mervan Çaliskan, un conducteur de bus. «Mais à quoi ça sert si je n’ai pas d’argent pour l’essence et les péages? La Turquie a besoin de changement», tranche ce membre du CHP.
Face un président qui, depuis son palais aux mille pièces, minimise les difficultés économiques des Turcs, Kemal Kiliçdaroglu publie chaque jour une vidéo filmée dans sa petite cuisine, où torchons, marmites et liquide
«J’ai confiance en lui et j’ai confiance dans mon peuple. Dimanche, il va renverser ce pouvoir d’un seul homme»
MEVLÜT ÇIFTÇI, FONCTIONNAIRE À LA RETRAITE
vaisselle offrent un arrière-plan modeste et sincère au candidat et à sa campagne. Récemment, il accusait Tayyip Erdogan de «se moquer des pauvres». Kemal Kiliçdaroglu rappelait comment, il y a 10 ou 20 ans, des cadres de son parti avaient fait l’erreur de railler l’électorat populaire de Tayyip Erdogan en l’accusant de le soutenir pour recevoir des pâtes ou du charbon gratuits. «Dieu merci, nous avons changé [alors que] les proches du palais se sont enrichis, beaucoup enrichis», dénonçait-il. «Les rôles semblent avoir changé», confirme Seda Demiralp, professeure de sciences politiques à l’Université Isik d’Istanbul. «Pendant des années, la lutte contre la pauvreté est restée le principal sujet des campagnes et des politiques de l’AKP. Désormais, l’opposition endosse ce rôle. » Et Kemal Kiliçdaroglu l’incarne, lui qui répète à chaque meeting qu’il «ne laissera pas un seul enfant aller au lit le ventre vide».
Sous sa conduite, le CHP n’est plus ce parti ultralaïque soutenu par l’armée et la bureaucratie, coupé de la Turquie pieuse et conservatrice, fermé à toute forme d’expression de l’identité kurde. Kemal Kiliçdaroglu, né dans un village reculé d’une région reculée (Tunceli), n’a rien à voir avec les vieilles élites occidentalisées, même si c’est encore ainsi que Tayyip Erdogan le décrit. «L’Etat-parti désormais, c’est l’AKP [Parti de la justice et du développement, fondé par Tayyip Erdogan], pas le CHP! » lâche Mevlüt Çiftçi, un fonctionnaire à la retraite.
La jeunesse derrière lui
Une grande partie de la jeunesse, par conviction ou par défaut, se range derrière son nom. «A cause de la crise, je ne peux pas avoir de voiture ou de maison comme les Européens de mon âge», déplore Gökhan Isik Ulutas, un jeune diplômé. «Je ne veux plus souffrir du chômage, je veux pouvoir voyager librement à l’étranger. Et le plus important: je veux me sentir libre dans mon propre pays. Kiliçdaroglu a fait ses preuves en tant qu’homme juste, honnête et profondément social-démocrate», assure-t-il.
Pour contrer la rhétorique polarisatrice du pouvoir, qui a été jusqu’à mettre en doute sa foi musulmane, Kemal Kiliçdaroglu s’est ouvert pour la première fois au sujet de son identité alévie. Le candidat de l’opposition a revendiqué son appartenance à cette minorité longtemps persécutée pour ses croyances et ses pratiques très éloignées de l’islam sunnite. Les plus rigoristes les perçoivent comme des hérétiques. Tayyip Erdogan, qui autrefois les a pris pour cible, a rétorqué qu’il respectait «les alévis et toutes les espèces (sic)». Kemal Kiliçdaroglu, par contraste, promet de réconcilier une société polarisée.
«Ce pouvoir instrumentalise sans cesse la religion!» s’indigne Mevlüt Çiftçi, qui a connu Kemal Kiliçdaroglu à la Sécurité sociale. «Moi, je suis musulman, je fais mon jeûne de ramadan, mais je refuse cet islam sur mesure et ce culte de la personnalité. Mon pays ne mérite pas ça! » Mevlüt regarde la foule qui s’élargit autour de lui. Des hommes, des femmes, voilées ou non, des jeunes, des vieux, des Turcs, des Kurdes, tous venus écouter Kemal Kiliçdaroglu. Il sourit: «J’ai beaucoup d’espoir. J’ai confiance en lui et j’ai confiance dans mon peuple. Dimanche, il va renverser ce pouvoir d’un seul homme. » ■