Kathy Switzer, les dessous d’une photo iconique
Coureur, entraîneur, historien, cinéaste, Pierre Morath s’est mué en commissaire d’exposition pour adapter son film «Free to Run» en une expérience multimédia au Musée olympique de Lausanne. Le vernissage, mercredi 10 mai, a été l’occasion d’un moment savoureux
Il y a indiscutablement un avant et un après Free to Run dans la compréhension du phénomène running, terme anglophone qui, au contraire de celui de course à pied, a le mérite de ne se référer qu’à une pratique hors stade, qui fut longtemps libre et émancipatrice avant de devenir marchande et utilitariste. Tout ceci était dans le film de Pierre Morath, sorti au printemps 2016.
Depuis mercredi et jusqu’au 3 mars 2024, Free to Run est aussi une exposition, sur les mêmes thèmes mais présentés sous la forme d’une expérience immersive et multimédia, à découvrir au Musée olympique. Le vernissage le 10 mai a été l’occasion d’entendre en visioconférence les Américaines Roberta «Bobbi» Gibb et Kathrine «Kathy» Switzer, les deux premières femmes à avoir couru le marathon de Boston («l’un des rares du calendrier et le seul à être aussi une course populaire», précise Pierre Morath), à une époque où il était interdit aux femmes de courir plus de 1500 m en compétition «pour raisons médicales».
Seules les annales athlétiques ont retenu le nom de Bobbi Gibb, rétrospectivement déclarée vainqueure des éditions 1966, 1967 et 1968 du marathon de Boston, qu’elle courut en solitaire la première fois, accompagnée de Kathy Switzer la deuxième fois et d’une dizaine de femmes la troisième fois, mais toujours de manière sauvage, sans inscription officielle (puisque c’était alors interdit).
C’est parce qu’elle demanda un dossard – le 261, obtenu sous ses initiales «K.J. Switzer» – et parce que l’organisateur de la course
Jock Semple tenta de le lui arracher après s’être aperçu de sa présence dans le peloton, que Kathy Switzer est aujourd’hui celle dont le monde se souvient. La scène où son copain de l’époque envoie Jock Semple dans les fourrés d’un coup d’épaule a été photographiée, filmée, posterisée. «Il pleuvait et il faisait froid ce jour-là mais à cet instant précis, j’ai su que je devais aller au bout de ma course parce que sinon on allait dire que les femmes n’étaient pas capables de courir un marathon», a raconté Kathy Switzer mercredi soir.
Une dispute en pleine course
Depuis, l’ancienne étudiante en journalisme de l’Université de Syracuse n’a jamais cessé de courir pour elle et pour les femmes. De cette scène iconique, elle dit qu’elle a défini sa vie et qu’elle ne peut pas en vouloir à Jock Semple. «Il a offert au mouvement des droits des femmes une des images les plus incroyables qui existent! Et il a changé ma vie.» Mais Kathy Switzer a aussi raconté la petite histoire, moins connue, de cette photo.
«Mon petit copain de l’époque, Tom Miller, était un lanceur de marteau, il s’entraînait pour participer un jour aux Jeux olympiques. Tom était extrêmement macho, mais bon on était ensemble… Quand je lui ai annoncé que je voulais participer au marathon de Boston, il a dit: «Alors moi aussi!» Je lui ai fait remarquer qu’il pesait 235 livres [106 kg] et qu’il n’avait jamais fait d’entraînement spécifique. Il m’a répondu: «Je n’en ai pas besoin car je suis un grand athlète. Si tu peux le faire, je peux le faire aussi.»
«Pouvoir courir le marathon aux Jeux olympiques est pour moi une décision plus importante que le droit de vote» KATHY SWITZER, COUREUSE ET MILITANTE
L’égalité physique
«Lorsque Jock Semple a déboulé, je voulais parlementer mais il était hors de contrôle à ce moment-là et Tom l’a éjecté d’un coup d’épaule. Mais il m’a aussitôt reproché de l’avoir mis dans une situation embarrassante. Il craignait de ne pas être autorisé à participer aux Jeux olympiques parce qu’il avait violenté un officiel. Je lui ai répondu: «Je t’avais bien dit de ne pas venir», et on a commencé à avoir une dispute au milieu du marathon de Boston.»
«Tom s’est énervé et m’a dit: «De toute façon, tu cours trop lentement.» Et il est parti devant. Evidemment, je l’ai rattrapé à mi-parcours, il marchait avec un point de côté. Il m’a demandé de m’arrêter et de marcher avec lui. J’ai refusé en disant: «Je suis peut-être lente mais je suis bien lancée et je garde mon rythme!» J’ai fini avec une heure et demie d’avance sur lui. Après ça, il m’a prise un peu plus au sérieux mais pas assez, ce qui explique qu’il n’est plus mon petit ami aujourd’hui.»
«La très grande majorité des coureurs étaient très bienveillants et encourageants à notre égard. Ce n’était pas le cas de quelques femmes qui prêtaient foi à ce discours scientifique qui prétendait que notre utérus allait tomber. Elles disaient aussi que nous aurions de grosses cuisses et que nous serions moins attirantes pour le sexe opposé. Nous représentions une liberté et un pouvoir qu’elles n’avaient pas et cela leur faisait peur.» «En 1972, les
«Nous représentions une liberté que certaines femmes n’avaient pas et cela leur faisait peur» KATHY SWITZER
femmes ont été autorisées à courir officiellement à Boston. Avec Bobbi Gibb, nous avons contribué à changer l’opinion et avons donné des preuves que non seulement les femmes n’étaient pas inaptes à la course longue distance mais qu’au contraire elles y étaient plus prédestinées que les hommes. Nous n’avions pas leur vitesse ni leur force mais nous avions l’endurance et la résis