Quand les chutes transforment les disques de frein en armes blanches
Appréciés par les coureurs, ces composants sont censés améliorer la sécurité dans les descentes, comme en VTT ou sur un vélo de ville. Mais ce système peut aussi subir des pannes ou provoquer des blessures impressionnantes
C’est un accident aussi discret que choquant qui s’est produit sur les pavés du dernier Paris-Roubaix, le 8 avril 2023. La Belge Sanne Cant, emportée dans une chute collective à 35 kilomètres de l’arrivée de la course femmes, subit de sérieuses lésions faciales. «La peau du visage se décollait par le milieu, se soulevait», rapporte une des premières personnes accourues sur place. L’entaille frôle l’oeil de 5 millimètres. La coureuse échappe au pire. «Seulement» 60 points de suture. Mais Sanne Cant a la conviction que ses plaies ont été provoquées par une pièce de matériel censée protéger les cyclistes: le système de freins hydrauliques. De quoi relancer la question de la sécurité des coureurs professionnels.
«Elle n’en est pas tout à fait certaine, mais elle pense qu’elle a été blessée par les disques de frein d’une autre coureuse», confirme pour la première fois son équipe, la Fenix-Deceuninck, interrogée par le Temps. Le témoignage de la victime et le bulletin médical avaient déjà semé le trouble, car ils correspondaient aux dommages imputés aux freins à disque: large entaille, absence de douleur, hémorragie abondante. Sanne Cant déclare que sa tête a heurté la roue arrière d’un des vélos projetés dans la chute. Roue où est fixé le disque de frein en métal, potentiellement chaud et coupant… «J’ai été extrêmement chanceuse», déclare-t-elle à la télévision flamande, alors qu’elle est autorisée à reprendre la compétition, fin mai, sur le Tour de Thuringe.
Cachez ce frein
Officiellement, il n’y a plus de problème de freins à disques depuis 2016. Cette année-là, la technologie, en vigueur depuis vingt ans dans le VTT, est expérimentée en cyclisme sur route, pour remplacer les freins à patins, jugés peu fiables, notamment par temps de pluie. Or, l’apparition de ces nouveaux composants s’accompagne de plusieurs blessures suspectes, comme celle de Fran Ventoso sur Paris-Roubaix. L’Espagnol dénonce du matériel équivalant à une «machette». L’Union cycliste internationale (UCI) impose un moratoire jusqu’en 2018. Les constructeurs, tout en niant les risques d’abrasion, acceptent de donner une géométrie plus ronde et moins tranchante aux disques. Les coureurs se déclarent satisfaits. Cinq ans plus tard, toutes les équipes ont adopté ce système.
Pourtant, les «nouveaux» freins sont encore suspectés d’entraîner des blessures physiques. Ces cas, manifestement peu fréquents mais spectaculaires, restent mal documentés. Le CPA, le syndicat des coureurs, indique ne pas avoir connaissance d’incidents récents. Avant Sanne Cant, les deux derniers compétiteurs à avoir publiquement émis des inquiétudes se sont exprimés en avril 2022. Le Français Romain Bardet déclarait ainsi à L’Equipe: «Quand ça
Les types de dommages imputés à ce composant: large entaille, absence de douleur, hémorragie abondante
tombe à cette vitesse, avec les disques qui coupent comme des rasoirs, c’est la roulette russe.» Son compatriote Hugo Hofstetter, lui, déplorait 35 points de suture à l’oreille en raison d’une coupure de rotor. Il interpellait alors l’Union cycliste internationale (UCI) sur Twitter: «A quand un cache sur les disques?»
Il est vrai qu’aucun coureur professionnel n’utilise cette pièce de protection, initialement réclamée par leur syndicat en 2017. L’UCI assume de ne pas avoir rendu ce composant obligatoire, craignant qu’il entraîne une «surchauffe» des disques, des problèmes de mauvaise «fixation» et des «complications» techniques lors des changements de roues après crevaison. La fédération, basée à Aigle dans le canton de Vaud, ajoute qu’elle «suit activement la question des freins à disque» depuis 2015, consciente que la sécurité est un enjeu majeur dans le peloton. Cette semaine, le Tour d’Italie a enregistré de nombreuses chutes, aux facteurs les plus variés: choix du parcours, météo, manoeuvres dangereuses de coureurs, et même irruption d’un chien, qui a projeté à terre le favori, le Belge Remco Evenepoel.
Le VTT en avance
Dans ce contexte, le cache de protection pour frein reste donc au point mort. Le constructeur japonais Shimano mise sur d’autres dispositifs de sécurité, par exemple des lames et ailerons censés refroidir les disques. «Aujourd’hui, plus personne ne pense que les rotors constituent un plus grand danger qu’un plateau, un pignon ou les rayons de la roue», affirme la société italienne T°Red Bikes, qui avait commercialisé en 2018 des freins avec un cache en carbone, pour répondre aux inquiétudes des consommateurs.
Autre forme de risque avec les freins à disque: la panne sèche. Tout aussi rare et mal connue que les lésions en cas de chute, la mésaventure est notamment survenue à Simon Pellaud sur le Tour d’Emilie en 2020. Dans une descente au-dessus de Bologne, le coureur natif de Martigny découvre que son frein gauche ne répond plus. Le droit est également bloqué. Hurlant de peur, le coureur heurte une voiture suiveuse et se retrouve projeté par-dessus le véhicule. Hématome, abrasion, dent cassée. «Et la peur de ma vie», se remémore le malheureux. La raison de cette panne? «Je ne l’ai jamais su, le vélo a terminé en miettes.»
La réponse, ce sont les mécaniciens qui l’apportent, ceux qui règlent chaque soir les machines des coureurs. Deux grandes hypothèses: la fuite de liquide ou une bulle d’air introduite dans le circuit hydraulique au moment de la purge. «Il y a une part de fatalité et parfois des erreurs humaines, reconnaît un mécano qui travaille avec une équipe. Nous savons de mieux en mieux maîtriser les protocoles d’entretien des freins, mais nous devons être toujours plus vigilants. Un embout qui se détache de la durite, c’est vite arrivé… De ce côté-là, le monde du VTT a une longueur d’avance sur la route. Les mécanos sont plus expérimentés et plus méticuleux.»
Un journaliste spécialisé dans le matériel cycliste estime que les composants ne sont «pas encore arrivés à maturité», pas davantage que leurs protocoles d’entretien, encore «artisanaux». «Les freins à patins ont été constamment améliorés pendant plus de cinquante ans, rappelle-t-il. Et vous voudriez que les freins à disque soient parfaits dans l’usage sur route au bout de sept ans?» Même s’il n’existe pas d’étude sur le sujet, la totalité des coureurs interrogés par voie anonyme considèrent que l’ancien système à patins provoquait davantage d’accidents que la technologie à disque hydraulique. Aucun cycliste ne penche pour un retour en arrière.
■