Le Temps

«En hockey, seul compte le moment présent»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET @lionel_pittet

De la NHL au Mondial en deux semaines, des Nashville Predators aux Winnipeg Jets en deux jours, d’un physique costaud à plus rapide au gré de l’évolution du jeu… Durer, c’est s’adapter, constate l’ailier grison de 30 ans Nino Niederreit­er avant d’affronter la Slovénie aujourd’hui

Le quotidien d’un sportif dépend-il de la nature du sport qu’il pratique? L’exemple du hockey sur glace invite à répondre par l’affirmativ­e. Voilà un jeu de transition, où l’on passe de l’attaque à la défense en quelques secondes, de la touche à l’action en deux minutes, d’une bonne série à une spirale négative en quelques jours, le rythme frénétique des compétitio­ns répondant à celui des matchs.

Aussi solides qu’ils puissent paraître, les joueurs sont de frêles esquifs dans la tempête des shifts, des victoires et des défaites, ballottés au gré des objectifs atteints ou manqués plus brusquemen­t que la plupart des autres athlètes profession­nels. Alors ils patinent entre le carpe diem d’Horace et le YOLO (acronyme de you only live once) des millennial­s.

«Tu ne sais jamais ce qu’il va t’arriver, donc il faut juste prendre les choses comme elles viennent. Cela ne sert à rien de se projeter. Seul compte le moment présent», affirme Nino Niederreit­er, 30 ans, douze saisons de NHL au compteur, pilier de l’équipe de Suisse à chaque fois qu’il a l’occasion de la rejoindre. Pour le Mondial 2023, c’était mercredi, trois jours avant d’affronter la Slovénie à Riga. Dans un entretien accordé au Temps, il raconte ces moments où tout bascule.

Vous jouiez encore les play-off de NHL il y a moins de deux semaines. Comment change-t-on subitement de continent, d’équipe et de statut pour disputer le Mondial avec l’équipe de Suisse? C’est un processus auquel on s’habitue dès les sélections juniors, dès les premiers camps d’entraîneme­nt. Quand on est convoqué en équipe nationale, il faut être capable de s’adapter à un nouveau système en quelques jours. Année après année, cela se fait de plus en plus naturellem­ent. Aujourd’hui, le plus difficile à gérer, c’est l’aspect mental. Une saison de NHL, c’est 82 matchs pendant lesquels tu travailles dur pour te qualifier pour les play-off. Quand tu y parviens mais que ton équipe est éliminée dès le premier tour… Ça laisse quelques traces, une fatigue émotionnel­le. Mais il y a très vite une excitation à retrouver la glace dans un autre contexte.

Pendant les play-off, avez-vous dans un coin de la tête l’idée qu’une éliminatio­n précoce vous permettrai­t de participer au Mondial? Non, pas du tout. Tant qu’il est possible de gagner la Coupe Stanley, il n’y a que ça qui compte. Mais je dois reconnaîtr­e que, chaque année, lorsque mon équipe est éliminée, cela fait partie des premières choses auxquelles je pense. Où est le Mondial, qu’est-ce qu’il s’y passe, combien de matchs ont déjà eu lieu…

«Tu as parfois l’impression d’être un morceau de viande sur l’étal du boucher, sans aucune prise sur ce qu’il t’arrive»

En l’occurrence, il n’a pas commencé, mais cela doit être étrange de rejoindre, trois jours avant le premier match, une équipe qui se prépare depuis un mois. Non? Pas tant que ça. C’est facile de se laisser porter par l’esprit qui s’est petit à petit installé, d’autant que c’est un super groupe, où les gars échangent beaucoup et font tout pour accueillir au mieux ceux qui arrivent. Bien sûr, il y a quelques aspects tactiques à intégrer rapidement, mais avec l’expérience, on y parvient en quelques entraîneme­nts.

Vous avez fait face à une transition autrement plus brutale en février, lorsque votre équipe des Predators de Nashville a décidé de vous échanger et qu’il a fallu partir rapidement pour Winnipeg, au Canada, à plus de 2000 kilomètres… J’étais dans un car avec toute l’équipe. Tout à coup, le coach m’a tendu un téléphone. En ligne, c’était le manager général, qui m’annonce que j’ai été échangé contre un choix de deuxième tour lors de la prochaine draft. Là, tous les autres joueurs me regardent, me demandent ce qu’il se passe… Je leur explique que je dois partir à Winnipeg, sans trop réaliser. Ça va tellement vite! De retour à Nashville, je fais mes valises, j’organise le transport, et le lendemain je suis sur la glace avec ma nouvelle équipe. C’est typiquemen­t le genre de situation où l’on ne peut pas se poser de question philosophi­que, il faut parer au plus pressé: quand est-ce que je pars? Qu’est-ce que j’emporte? De quoi ai-je immédiatem­ent besoin? Même une question comme «où est-ce que je vais habiter?» n’arrive que dans un deuxième temps. Il faut vivre cette situation pour vraiment se la représente­r.

En fait, le hockeyeur profession­nel n’a pas le droit d’avoir des attaches quelque part, des amis qu’il n’a pas envie de quitter, une vie quotidienn­e qui lui convient. Exact. Tu ne sais jamais ce qu’il peut t’arriver. Chaque fois que tu fais quelque chose, tu ignores si ce sera la dernière fois. En l’occurrence, aucun indice ne m’avait préparé à un éventuel départ. Mais le coup de téléphone arrive et il faut s’adapter. Ça donne un peu l’impression d’être un morceau de viande sur l’étal du boucher, sans aucune prise sur ce qu’il t’arrive. Ça fait partie de la vie du sportif profession­nel.

Il y a d’autres transition­s que vous opérez délibéréme­nt, comme lorsque vous décidez voilà quelques saisons de perdre du poids pour mieux correspond­re à ce qu’on attend d’un joueur de NHL. C’était nécessaire? Il y a une dizaine d’années encore, la NHL était beaucoup plus dure, physique, et toutes les équipes étaient contentes d’avoir des gars costauds capables de mettre de l’impact et d’encaisser les coups, ce qui était mon cas. Mais le jeu a beaucoup évolué. Il est devenu plus rapide, plus technique, et aujourd’hui, les profils recherchés sont ceux qui permettent de raccourcir la durée nécessaire pour aller d’un but à l’autre. Si je ne m’adapte pas, il y a de jeunes joueurs qui n’attendent que de prendre ma place. Sentir ce genre de tendances pour se donner les moyens de rester dans le coup, cela fait partie du métier.

Ce n’est pas le club qui vous dit: «Nino, il faut perdre du poids»? Non, non, c’est vraiment une réflexion personnell­e. Il faut scruter l’évolution du jeu et faire le nécessaire pour réunir les conditions du succès, compte tenu du contexte. Les coachs attendent de plus en plus d’agilité? Je me suis mis au yoga et j’ai renforcé mes séances de stretching. Ils veulent de la vitesse? J’essaie de m’alléger. Vous avez perdu beaucoup? Pas tant que ça, trois ou quatre kilos [pour arriver autour des 90 kg], mais c’est beaucoup pour un athlète profession­nel. Le défi, c’est de perdre du poids sans perdre de force, de puissance, surtout dans mon cas, car on attendra toujours que j’aie de l’impact devant le but adverse. Il y a donc un équilibre délicat à trouver. Chaque été, en Suisse, un coach personnel m’aide à travailler mon physique dans le sens de l’évolution du jeu.

Et si dans trois saisons la tendance est à un retour des gros gabarits… Eh bien, je reprendrai du poids. Mais bon, est-ce vraiment différent des autres boulots? Si tu travailles dans la tech, j’imagine que chaque année il y a de nouvelles avancées qui t’obligent à te réinventer. C’est pareil en NHL. Chaque équipe qui gagne la Coupe Stanley possède sa recette du succès, et toutes les autres se demandent quels ingrédient­s leur manque.

Afin de percer dans le hockey sur glace, vous avez quitté les Grisons pour l’Amérique du Nord à 16 ans. Au fond, elle n’était pas là, la transition la plus rude? Vous étiez préparé au choc culturel? A la vie loin de votre famille? J’ai toujours su que je voulais devenir hockeyeur profession­nel outre-Atlantique. Mes parents m’ont toujours soutenu. Après, est-ce qu’on peut être vraiment prêt pour un tel déracineme­nt, aussi jeune, peut-être pas. Mais c’est un état d’esprit: accepter de prendre les choses comme elles viennent, quand elles viennent, sans forcément tout maîtriser. Je veux dire: à quoi ça sert d’avoir peur? Tu peux sortir dans la rue et être renversé par une voiture, tout ce que tu avais imaginé pour la suite de ta vie tombera peut-être à l’eau. Alors autant se concentrer sur le moment présent. En équipe de Suisse, c’est pareil: la configurat­ion dans laquelle nous sommes pour le Mondial qui commence ne se reproduira pas, donc il faut profiter des gars qui sont là, de l’ambiance qui s’est créée et espérer le meilleur des deux ou trois semaines qui débutent.

Vous voyez des ruptures dans l’histoire récente de l’équipe nationale, ou plutôt une évolution linéaire? Ce que je peux dire, c’est que lors de mon premier Mondial en 2010, l’objectif était d’atteindre les quarts de finale. Aujourd’hui, personne ne s’en satisferai­t.

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