A Bienne, corps et absence
Les Journées photographiques invitent à une réflexion sur ce qui «fait corps» dans notre société. L’absence est aussi au coeur de plusieurs démarches. Troublant
Le photographe italien Pierfrancesco Celada a habité Hongkong de 2016 à 2021. Chaque jour, il se rend sur la jetée d'une zone portuaire de fret devenue un spot magnétisant fans d'Instagram, professionnels de l'image ou amateurs. Son nom? «Instagrampier», titre de la série réunissant des images au format Instagram, s'affichant en mosaïques et grands tirages aux murs du Nouveau Musée Bienne. De selfies en tableaux vivants scénarisés, avec comme leitmotivs des êtres sautant sur place, l'homme d'images met en abyme les sujets en train de s'immortaliser. Cela dans l'esprit du regard de guingois porté sur nos modes de vie et de représentations du photographe britannique Martin Parr.
Jouxtant l'océan en ligne de fuite, voyez cette mariée coulée dans une robe fourreau fluide insuffler une touche fellinienne à la neuvième zone portuaire de la planète. «Avec plus de 7 millions d'habitants, Hongkong est l'une des mégalopoles les plus densément peuplées du monde. Instagrampier représentait pour beaucoup un espace familier dédié à la fantaisie performative», selon Pierfrancesco Celada. Les ciels gris brumeux sont dus à la pollution ambiante et viennent harmoniser les vues. L'oeil accroche des instants magiques au détour de poissons suspendus entre ciel et mer.
«After Life» hybride
Studio éphémère à ciel ouvert, le port est un point de dialogue entre monde réel et univers virtuel. Les gens y retournent pour recréer des images semblables à celles réalisées et postées en ligne, les mèmes. Le photographe crée une exposition de ses images sur Instagram. En mars 2021, le projet de Pierfrancesco Celada est stoppé par la fermeture du site par les autorités, possiblement pour raisons de sécurité. Il crée alors un port en ligne. S'y anime une imagerie de jeu vidéo vintage flanquée de ses émojis et humains photographiés et silhouettés façon papiers découpés. A Bienne, son projet interroge l'influence du digital dans des contextes où les libertés publiques sont sévèrement restreintes.
Dans la foulée des attentats parisiens du 13 novembre 2015, Calypso Mahieu, photographe de mode et enseignante à l'ECAL (Ecole cantonale d'art de Lausanne), se connecte, dans une exposition présentée aux Journées de Bienne en 2018, aux comptes Facebook de personnes décédées lors des attaques, incarnant le phénomène de l'éternité virtuelle. Son volet suivant, Je vivrai Pour toi, part II, s'accroche sur d'immenses bâches à l'endroit le plus en vue de la manifestation au coeur de la vieille ville.
L'artiste refigure des codes de l'imagerie du deuil et de la spiritualité au fil d'une collaboration avec la set-designer Clémentine Henrion. «Il s'agissait de recréer autels et mémoriaux virtuels, impalpables. Cela en les illustrant d'éléments se référant au deuil: bougies, encens et fleurs.» Dans ce jeu d'absence-présence, des extraits de phrases de comptes Facebook de victimes des attentats sont mis en scène au coeur de natures mortes. «Les images colorées et joyeuses contrastent avec la thématique du projet liée au deuil et à la mort», avance encore Calypso Mahieu.
Active dans le shooting de mode, pour le magazine T du Temps notamment, elle voit ses compositions naviguer d'un pictorialisme affirmé à l'imagerie pub héritée du photographe de mode français Guy Bourdin, avec ses «pièges à regard», pour une narration décalée et suggestive. En témoignent des surimpressions colorées à la manière d'un Fernand Léger visité par un esprit pop. Et des références aux impressionnistes et aux surréalistes, Salvador Dalí en tête. Le troisième volet de ses expressions et représentations post mortem explorera la possibilité de converser avec un défunt grâce aux données et enregistrements collectés de son vivant par l'intelligence artificielle.
Invisibilisation de l’accueil
Fidèle à ses installations qui se confrontent à des résistances physiques et visuelles, Florian Bach se rend à Sangatte, près de Calais, en 2003. Il cadre le site déserté de l'ex-centre d'hébergement et d'accueil d'urgence humanitaire, où transitèrent 63 000 réfugiés avant que ce dernier soit rasé par les autorités sous Nicolas Sarkozy. Au Photoforum Pasquart, huit tirages de la série Sangatte s'affichent pour une installation confinant le regardeur au coeur d'un espace claustrophobique. Leur composition sérielle est identique avec traces de pneus, barrières et chantier d'Eurotunnel noyé par la brume au lointain, comme une «sculpture émotionnelle» à contempler.
A l'image de la dalle bétonnée refigurée au premier plan, le plasticien, n'utilisant la caméra que pour des «notes photographiques», avoue «ressentir profondément l'abandon et le rejet de l'humain, le déni des personnes alors que rien de significatif n'est apparemment visible. Redécouvrir ces images vingt ans après leur réalisation fait qu'elles prennent tout leur sens. Ainsi, les déplacements forcés de personnes ont pris des proportions inouïes dans le paysage européen.» Se gardant de dénoncer les politiques migratoires, Florian Bach module le vide spatial, humain, social. Du fait même de la non-présence des corps, ces vues désolées proches du chantier d'Eurotunnel, dont on aperçoit les tours des puits d'aération au lointain, se révèlent chargées émotionnellement et physiquement. Le vide, l'exil et la violence sociale sont les thèmes privilégiés de ses installations depuis ses débuts.
Temps arrêté
Au même étage, le Bernois Beat Schweizer expose avec All Things Considered – titre inspiré d'un programme d'actualités quotidien de la radio locale WNYC – des images poétiques et intimes, du salon à la chambre à coucher du minuscule appartement familial new-yorkais où la famille Schweizer fut confinée en mars 2020. Sa compagne dort en X sur le lit à usages multiples, à côté de la une d'un journal s'interrogeant: «When Will New York re-open?» «La série est rythmée de motifs se répétant aussi bien dans les vues intérieures qu'en plein air. Mon approche est purement documentaire et dénuée de toute mise en scène installative. Les tables aux nappes agitées par le vent sont celles d'un restaurant venant de rouvrir dans notre rue en juin. Ce fut le symbole d'une liberté retrouvée. Dans mes meilleures images, je cherche à accomplir une forme de tableau», précise le photographe.
On découvre aussi les compositions documentaires non dramatisantes dans la cité aux rues désertées qui compte alors quelque 6000 morts. On est parfois proche de lieux transformés, un temps, en morgues à ciel ouvert. Sur ces tirages aux tons clairs et doux évoquant la peinture néerlandaise du Siècle d'or (Pieter Janssens Elinga, Vermeer) flotte un temps et des vies mis entre parenthèses, marquant les premiers temps de la pandémie. Depuis vingt ans, le photographe développe le thème de l'isolement, notamment en Sibérie et dans l'Arctique russe miné par la pollution.
26es Journées photographiques de Bienne, jusqu’au 28 mai.