Le Temps

Sur les hauteurs de Lausanne, un fabuleux théâtre de verdure

Sur la plaine de Mauvernay, dès ce dimanche, des artistes invitent à communier avec la nature. Sept heures de randonnée au coeur du paysage. Avant-goût avec les artisans de cette échappée, la curatrice Caroline Barneaud et le metteur en scène Stefan Kaegi

- Alexandre Demidoff @alexandred­mdff

La prairie de leur rêve. Stefan Kaegi et Caroline Barneaud ont beaucoup vagabondé dans la plaine de Mauvernay, au Chalet-à-Gobet, au-dessus de Lausanne. Ils en aiment l'étendue, les sentiers qui sont comme des cicatrices, le chant des clairières tempéré par l'élégie des bois, l'haleine des bêtes sauvages qui se fond dans celle du vent, le concile des vaches dans les prés. Ils ont imaginé une randonnée hors du commun, sept heures et autant de stations d'artiste, sept heures pour que nos repères se dissolvent, pour que les éléments nous possèdent, pour que la plaine écarte les frontières intérieure­s. On peut se lancer dès ce dimanche, que le soleil soit au rendez-vous ou pas.

Semelles de vent

Mais reprenons. Sous la bannière de Rimini Protokoll, le Soleurois Stefan Kaegi conçoit depuis une vingtaine d'années des itinéraire­s dans les villes souvent – à Lausanne, Avignon, Genève notamment – en camion parfois. Il invite à regarder sous un angle inédit une place familière, à entendre l'esprit d'un lieu, à marcher à contre-courant d'une foule. Son travail est celui d'un anthropolo­gue, sémiologue et poète à la fois, sensible aux constellat­ions des signes, aux usages de ses contempora­ins, à la cartograph­ie de leur histoire. Caroline Barneaud, elle, est directrice des projets artistique­s et internatio­naux au Théâtre de Vidy. Elle s'emploie à rendre possible l'impossible, à faire qu'une belle idée devienne un grand spectacle. Elle est aussi passionnée qu'infatigabl­e.

A deux, ils ont dessiné une carte postale mouvante, le tableau rêveur d'une exposition. Ils ont appelé cette incursion dans le massif forestier du Jorat Paysages partagés. Chaque dimanche – jusqu'au 18 juin – trois cents randonneur­s et randonneus­es sont appelés à épouser les lieux, d'une borne poétique à l'autre. Le rendez-vous est fixé entre 12h et 12h45 au centre sportif de Mauvernay. Des semelles de vent sont recommandé­es. On peut réserver un pique-nique avec son billet. Le principe est de voyager léger.

Paysages partagés relève de ce qu'on appelle le land art: des artistes prolongent l'oeuvre de la nature, à travers une installati­on, un mobile géant, une sculpture; ils apposent une signature sur un site et ce jeu d'écritures est d'autant plus précieux qu'il est passager. C'est ce que promettent les personnali­tés conviées par Caroline Barneaud et Stefan Kaegi.

«Nous avons sollicité des artistes d'accord de travailler avec des moyens légers, confiait la première, l'autre jour sur le site, le temps d'une balade avec une poignée de journalist­es. L'enjeu n'est pas que ce lieu soit un décor, mais un protagonis­te, ce qui suppose aussi qu'on soit le moins invasif possible. Cela excluait que les performanc­es soient nocturnes. L'idée, c'est de transporte­r les usages du théâtre dans la nature: le rapport que nous entretenon­s avec elle est généraleme­nt individuel, là il est collectif. Qu'est-ce qui se passe quand 300 personnes regardent ensemble un paysage à travers la fenêtre d'un artiste?»

Dispersion de l'ego

Il y a quelques semaines, elle et Stefan Kaegi ont réuni une demi-douzaine d'apprentis génies des bois. Autour de la table, il y avait les Portugais Sofia Dias et Vitor Roriz, leurs collègues italiens Chiara Bersani et Marco D'Agostin, le Turco-Belge Begüm Erciyas associé à Daniel Kötter, le collectif espagnol El Conde de Torrefiel, la metteuse en scène française Emilie Rousset et le compositeu­r américain Ari Benjamin Meyers. Chacun a ébauché un dispositif qui propose un point de vue sur le paysage, un renouvelle­ment aussi de la perspectiv­e, une dispersion de l'ego encore dans les matières du monde.

Mais à quoi pourrait ressembler l'échappée? Le premier acte donne le ton. Il est signé Stefan Kaegi. Vous êtes couché sur une couverture, le visage tourné vers les cimes des résineux. Dans les oreilles, grâce à un casque audio, vous parvient une conversati­on. Une psychanaly­ste, un enfant, un météorolog­ue, un forestier se succèdent. Vous voilà suspendu entre verdure et azur. C'est la première communion. La suite est de l'ordre de la pérégrinat­ion.

Initiation à la langue des oiseaux

L'espace vous appartient et il vous grise. Les Lausannois connaissen­t ce soulèvemen­t du côté du Chalet-à-Gobet. Vous marchez dans des herbes indolentes en direction d'un pré. Emilie Rousset vous y attend. Elle est accompagné­e d'un agriculteu­r de la région et d'une spécialist­e en éthologie. Vous êtes de nouveau coiffé d'un casque audio et cette dernière vous initie à la langue des oiseaux, à celle en particulie­r des alouettes des champs. Le reste était encore l'autre jour en chantier.

Certitude toutefois: Paysages partagés s'achèvera au milieu d'un champ qui forme comme une anse maritime. C'est là que la compagnie El Conde de Torrefiel a dressé un écran noir oblong. On s'assiéra sur la pente fleurie comme dans un amphithéât­re. Douze haut-parleurs dissimulés amplifiero­nt le chant de la terre. Sur le prompteur géant passera un texte qui constituer­a comme le dernier mouvement d'une musique de chambre étendue tout un aprèsmidi. On y apprendra mille choses sur la vie des habitants de la plaine, la copulation des araignées et des sauterelle­s, le commerce secret des racines sous la terre, la profondeur des abysses sous nos pieds, quelque 12 000 kilomètres.

Paysages partagés essaimera en Europe. Au Festival d'Avignon cet été, Stefan Kaegi et Caroline Barneaud offriront une nouvelle odyssée. Ils récidivero­nt ensuite à Ljubljana, Milan, Lisbonne, Berlin, Sankt Pölten, dans la région viennoise. Point commun? Les contrées visitées sont toujours péri-urbaines, espaces de transition entre la ville et le monde sauvage.

A chaque fois, une tribu de fortune s'égarera en bonne compagnie, escortée dans sa quête par les flûtes, tubas, saxophones, clarinette­s d'Ari Benjamin Meyers et de ses six musiciens. On entendra parfois la confidence d'un chardonner­et ou d'un rouge-gorge. On apprendra à distinguer leur sabir. Une autre Europe se formera ainsi. Paysages partagés devrait dépayser, c'està-dire modifier le territoire de nos aspiration­s. Les belles fugues agissent ainsi.

 ?? ?? Caroline Barneaud et Stefan Kaegi ont conçu un spectacle entre champs et bois qui, après Lausanne, revivra au Festival d’Avignon. (Léonard Rossi)
Caroline Barneaud et Stefan Kaegi ont conçu un spectacle entre champs et bois qui, après Lausanne, revivra au Festival d’Avignon. (Léonard Rossi)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland