«La vieillesse est un impensable, un refoulé»
«Elle était fière d’être fille d’un «Gitan» mais n’arrêtait pas de dénoncer les «romanichels». Le racisme de ma mère était incompréhensible»
Le sociologue Didier Eribon consacre un livre à sa mère, interrogeant la place que nos sociétés accordent à la grande vieillesse, tabou que nous préférons éviter de regarder en face. Rencontre à Paris pour évoquer un essai engagé, poignant et sans faux-semblants
Philosophe et sociologue, Didier Eribon, en héritier de Foucault et de Bourdieu, qu’il a comptés parmi ses amis, n’a cessé dans son oeuvre de dénoncer les inégalités sociales.Son essai Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999) a fait date, ainsi que Retour à Reims (Fayard, 2009), qui l’a fait largement connaître. Ce dernier avait été adapté au théâtre par Thomas Ostermeier, et créé à Vidy en 2019, puis porté à l’écran par Jean-Gabriel Périot avec la comédienne Adèle Haenel.
Ce nouveau livre, très attendu, a été pressenti un temps comme une suite de Retour à Reims. Il y a, il est vrai, des parentés entre ces deux ouvrages. Mais l’écrivain qui s’était placé au centre de Retour à Reims (racontant sa jeunesse, ses origines ouvrières et son émancipation), a cette fois laissé la place à sa mère. Une mère abandonnée alors qu’elle était enfant, et qui a vécu cinquante-cinq ans avec un homme qu’elle n’aimait pas, craignant ses représailles si elle le quittait. Une mère issue des classes populaires et qui s’est tournée vers l’extrême droite à la fin de sa vie, rongée par un racisme maladif.
Le livre commence le jour où son fils la conduit dans une maison de retraite. Elle n’y restera que sept semaines, avant de s’éteindre, à 87 ans, se plaignant des mauvais traitements qu’on lui inflige et refusant de s’alimenter. Partant du destin bouleversant de cette «femme du peuple», le sociologue interroge la manière dont notre société relègue les personnes très âgées dans le silence, loin de l’espace et de la parole publics.
Pourquoi la sociologie et la philosophie ont-elles tant de mal à penser la grande vieillesse?
La vieillesse est un impensable, un refoulé. Tant qu’on n’y accède pas, on ne s’imagine pas soi-même comme quelqu’un qui vieillit, qui va devenir dépendant physiquement. Et la philosophie est presque toujours écrite par des auteurs qui sont bien portants. C’est pourquoi tous les concepts de la philosophie politique – le contrat social, la délibération, le dissensus, la révolte, la résistance, l’émancipation, etc. – supposent qu’on ait la capacité de se réunir, de participer à la délibération publique. Ces concepts excluent de leur champ de validité les personnes âgées qui ne peuvent ni prendre la parole publiquement ni manifester.
«On ne peut pas penser le corps sans penser la vieillesse et la perte d’autonomie», écrivezvous…
Il y a des philosophies centrées sur le corps, bien sûr: la phénoménologie de MerleauPonty, qui s’intéresse au corps dans le monde sensible, ou, chez Sartre, une liberté qui se projette vers l’avenir, dans le temps et l’espace. Mais ces pensées ne prennent pas en compte le corps vieillissant. Quelle place accordent-elles à ma mère, dans sa maison de retraite, qui ne peut plus quitter son lit? Mes livres précédents faisaient également peu de place à la vieillesse. Ce que j’ai vu du déclin de ma mère m’a obligé à le faire.
Vous n’abordez pas la façon dont vous vous projetez vous-même dans l’âge, pourquoi?
Je ne voulais pas que le livre soit centré sur moi, comme cela avait été le cas avec Retour à Reims. Lorsque j’ai installé ma mère à la maison de retraite, j’ai été assailli d’émotions. Je me disais: elle va être malheureuse, qu’avonsnous fait? Je me sentais accablé, triste et honteux. Mais il était impossible de faire autrement. J’ai ressenti un certain effroi aussi, me disant «un jour c’est toi qui viendras ici, c’est qui deviendras résident d’une maison de retraite». Les sentiments sont à plusieurs niveaux: j’étais triste et accablé pour ma mère et effrayé pour moi-même.
La seule façon de donner voix aux personnes très âgées est de devenir leur porte-parole? Lorsque Beauvoir publie La Vieillesse, en 1970, elle dit qu’elle va parler pour les «vieillards», ces parias invisibles. Je fais la même chose, partant de l’exemple de ma mère et portant sa protestation privée sur la scène publique. Ma mère me laissait des messages désespérés, et peutêtre que des milliers d’autres personnes dans les maisons de retraite font chaque soir la même chose. Comment parvenir à constituer, avec ces milliers de protestations individuelles, une protestation collective?
Qu’aurait dit votre mère si elle avait pu se faire entendre? Comment savoir? Comment être certain de ce qu’elle aurait dit? Ma mère n’aurait pas demandé à révolutionner le système, comme le prône Simone de Beauvoir, mais à pouvoir prendre une douche tous les jours, alors qu’elle ne pouvait en prendre une qu’une fois par semaine. Elle aurait aimé plus d’attention, plus de soins au quotidien. Il faut dire les choses comme elles sont: elle aurait aimé qu’on change les couches des résidents deux fois par jour, au lieu d’une fois tous les deux jours ou que quelqu’un vienne fermer la fenêtre quand elle avait froid…
En vous occupant de votre mère, êtes-vous redevenu un fils?
Ma mère a travaillé en usine pour que je puisse aller à l’université lire Kant, Aristote et Platon… Ce que je suis devenu, c’est grâce à elle. Je me disais: maintenant qu’elle est faible, je dois faire preuve de gratitude. Tendresse n’est pas le mot, car dès que je la voyais, elle ne pouvait s’empêcher de tenir des propos d’un racisme obsessionnel. C’est curieux, la famille. Le sentiment familial renaissait par le biais d’une obligation morale. J’étais redevenu un fils, et de plus en plus au
fur et à mesure qu’elle déclinait. Là où je n’ai pas vraiment été un fils, c’est lorsque je n’ai pas perçu que son déclin allait se produire si vite. Je pensais que j’irais la voir souvent dans cette commune près de Reims où elle était installée. En réalité, elle est morte sept semaines après son entrée dans la maison de retraite. Ma mère a cessé de manger et de boire, elle ne voulait plus parler. C’était un suicide, le seul acte de résistance possible à la situation. Le temps que je réagisse, c’était fini. J’étais un fils, mais je n’ai pas vu.
Vous faites référence au «Livre de ma mère» d’Albert Cohen et à ce passage où le narrateur exhorte les fils à ne plus avoir honte de leur mère. La honte est un sentiment central dans votre oeuvre…
Le livre de Cohen est une explosion que l’on reçoit au visage. Lui aussi avait eu honte de sa mère, en l’occurrence de son accent oriental et de sa façon de parler; ce n’est qu’après sa mort qu’il a ressenti de la fierté pour elle. La honte désigne un ensemble de sentiments très différents. La première honte que j’ai vécue, lorsque j’étais adolescent, c’était d’être gay, parce que je savais que j’allais vivre une sexualité vouée à l’insulte, à l’agression verbale ou physique. J’ai dépassé cette honte en fuyant mon milieu. En entrant dans un nouveau milieu, j’ai eu honte de mon milieu d’origine, ouvrier, dans lequel on ne lisait pas de livres. La honte, ce n’est pas seulement un sentiment psychologique personnel: c’est l’effet sur les individus d’un ensemble de structures sociales d’infériorisation. Il y a des choses qui sont hiérarchiquement privilégiées dans le monde social, d’autres non, on ne peut pas y échapper. Mais j’ai réussi à dépasser ce deuxième niveau de honte en écrivant Retour à Reims. Enfin, troisième niveau de honte: certes je n’ai pas négligé ma mère, mais je ne me suis pas assez occupé d’elle.
Etes-vous fier de votre mère aujourd’hui? Oui. Elle a été abandonnée par sa propre mère pendant la guerre, elle a passé sonenfance à l’orphelinat, puis a été placée comme employée de maison, «boniche» disait-elle, à l’âge de 14 ans. Elle n’a pas pu étudier. Elle a vécu cinquante-cinq ans avec un homme qu’elle détestait. Elle a été ouvrière pendant une quinzaine d’années dans une usine qui a détruit son corps. Ma mère a été malheureuse toute sa vie pour que mes frères et moi puissions avoir de meilleures conditions d’existence. Albert Cohen avait raison: quelle ingratitude d’avoir honte de sa mère! Mais je ne veux pas non plus faire d’elle une héroïne de la classe ouvrière. Elle était aussi d’un racisme obsessionnel.
Elle se vantait pourtant d’être la fille d’un immigré…
Elle était fille d’un immigré espagnol venu comme maçon en France. Elle était fièred’être fille d’un «Gitan» mais n’arrêtait pas de dénoncer les «romanichels». Leracisme de ma mère était incompréhensible. Elle qui avait été humiliée et mépriséetoute sa vie ressentait sans doute le besoin de mépriser à son tour. Les seuls qu’ellepouvait mépriser, c’étaient les plus méprisés de tous, les immigrés.
Dans votre essai, vous citez Beckett, Annie Ernaux ou Albert Cohen. Les romanciers ont su faire une place aux personnes âgées? Certains romans m’ont fait comprendre des choses que je n’aurais pas comprises. Dans Les millions d’Arlequins, Bohumil Hrabal décrit l’entrée dans une maison de retraite. C’est magistral. En le relisant, j’ai pu revoir ce que j’avais vécu avec ma mère. On trouve très rarement ces descriptions dans le champ de la sociologie ou de la philosophie. Bien sûr, il existe des études sur les maisons de retraite, mais elles n’affectent pas l’ensemble des champs sociologique ou philosophique.
Vous considérez-vous comme un écrivain? Ce livre appartient pour moi à l’espace théorique et philosophique. Mais j’essaie de dépasser la frontière entre littérature et théorie en écrivant de manière littéraire, en disant «je», aussi je comprends pourquoi certains lecteurs perçoivent ces livres comme des oeuvres littéraires. En Allemagne par exemple, en Grèce, ou en Amérique latine, Retour à Reims est considéré comme un roman. Ce n’est pas à moi de dire comment mes livres doivent être reçus.
Vous avez manifesté contre la réforme des retraites en France. Qu’est-ce que cette réforme dit de notre façon de percevoir la vieillesse?
Quand je pense à ma mère, à son corps usé, l’idée qu’on aurait pu lui demander de travailler jusqu’à 64 ans me révolte. Si vous êtes journaliste ou professeur d’université, la question de la retraite se pose différemment que si vous êtes éboueur ou ouvrier. Les mots «pénibilité du travail» sont presque un euphémisme, c’est «violence du travail» qu’il faudrait dire.
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