Récits Lire avec Deborah Levy
Très appréciée pour sa trilogie autobiographique, l’autrice revient avec un recueil de miscellanées. Inégal, mais vivifiant
Il est parfois délicat d’évaluer ce qui sépare une considération pertinente d’un développement futile. Est-ce le choix d’un sujet, la forme de son étude, ou, tout simplement, La Position de la cuillère? Avant de pouvoir trancher, les lecteurs du nouveau livre de Deborah Levy apprendront que celle-ci doit, sur l’assiette, «pointer vers l’oeuf et non vers l’opposé». C’est l’avis de M. John, un ancien voisin de l’autrice. Ils partagent la même boîte aux lettres. Un jour, elle se rend compte qu’il lui subtilise les cartes postales de son fiancé. Mais alors, quel crédit accorder à ce philosophe kleptomane?
Prix Femina étranger en 2020 pour Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie – les deux premiers volumes de sa trilogie autobiographique –, Deborah Levy avait enthousiasmé ses lecteurs francophones, au point, peut-être, de vouloir leur rendre la pareille: La Position de la cuillère est un recueil de textes variés, initialement publiés en anglais dans des revues et des magazines, mais rassemblés de manière inédite pour la parution française.
Poulet rôti
Céline Leroy, traductrice de ses «mémoires en mouvement», nous avait fait aimer l’écriture mouvante et malicieuse de cette dramaturge et romancière qui partait de la recette d’un poulet rôti pour évoquer son divorce et terminait par l’éloge de l’indépendance féminine. Il faut dire que les grands écarts font partie de son ADN: née en 1959 à Johannesburg dans une famille juive d’origine lituanienne, Deborah Levy quitte l’Afrique du Sud à 10 ans après l’arrestation de son père, universitaire et militant anti-apartheid. Déracinée, elle termine son enfance dans la banlieue de Londres. Un choc culturel dont elle n’a pas fini de se remettre, ne ratant pas une occasion de tacler cette Angleterre qui se gave de crème au citron mais qui peine à valoriser son avant-garde artistique.
«S’il est vrai que nous sommes faits de langage, de circonstances et de géographie, je crois profondément que la littérature nous donne une chance, à condition de le vouloir, de nous réinventer», souligne-t-elle dans une note à l’intention de ses lecteurs, rappelant qu’«un écrivain est un pays étranger» avant d’enchaîner sur une déclaration d’amour à la littérature française.
Ecrire envers et contre tous
De fait, un des plaisirs de lecture de La Position de la cuillère, lumineusement traduit par l’autrice Nathalie Azoulai (P.O.L), consiste à renouer avec son art subtil de la digression maîtrisée. Chez Deborah Levy, un jour pluvieux de novembre dans un jardin public londonien sera l’occasion d’entrevoir Dieu «dans le corps d’un pigeon» et de «renouer avec toutes les pertes qu’on a subies dans la vie». Dans son Abécédaire de la pulsion de mort (au volant) elle établit un point commun entre des références aussi éloignées que Sébastien Tellier, Hänsel et Gretel et Grace Kelly. Hélas, on décroche quand elle compare son amour des crustacés aux amours maternels, quand elle s’acoquine avec le lapin d’Alice ou quand elle cherche à saisir le monde dans l’écorce d’un citron.
Parfois trop anecdotique, La Position de la cuillère retrouve sa pertinence dans la deuxième partie du livre, quand l’autrice s’éloigne d’elle-même pour parler de ses lectures. Admiratrice de Violette Leduc, elle recommande la prose «cinétique, poétique» de la protégée de Simone de Beauvoir, dont elle estime que «les livres sont bien plus ancrés dans la réalité et l’incertitude de la vie que ceux de ses contemporains existentialistes». Plus loin, la poète Hope Mirrlees, autrice de Paris en 1919, est saluée pour le courage d’avoir arpenté, dans la France d’après-guerre, un espace public encore fermé aux femmes. De Marguerite Duras, Deborah Levy vante sans retenue la «prose économe et désinvolte» et «ses impeccables lignes narratives».
On croise encore Sylvia Plath, les soeurs Brontë, Virginia Woolf et, plus contemporaine, la Russe Maria Stepanova. A toutes, l’écrivaine offre une lecture féministe, n’oubliant jamais de souligner les conditions de production de leurs travaux, rendant hommage à ce qu’elle considère comme des qualités indispensables à la poursuite d’une oeuvre littéraire: talent, discipline et ténacité. En refermant ce livre, on brûle d’envie d’en ouvrir d’autres.
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