Au coeur des dialogues poétiques d’Yves Bonnefoy
Pour marquer le centenaire de la naissance du poète, disparu en 2016, la Bibliothèque de la Pléiade réunit l’ensemble de ses écrits dans un superbe volume
Asa mort, survenue en juillet 2016, Yves Bonnefoy laissait derrière lui une oeuvre poétique considérable. Entre les premières publications sous l’égide surréaliste de 1946 et l’ultime récit autobiographique, L’Echarpe rouge, paru quelques mois avant son décès, ce n’étaient pas moins de 70 années de poèmes qu’il léguait ainsi à la postérité. La richesse de cette création était redoublée par une quantité également considérable d’essais poétiques qui, dans son esprit, ne faisaient que prolonger, sur le plan de la réflexion critique, ce que la parole de ses poèmes avait tenté de découvrir et de fixer.
Cohérence profonde
Le plan du présent volume, qui comprend l’ensemble de ces écrits, et qui paraît à l’occasion du centenaire de sa naissance, avait été arrêté de son vivant par l’auteur qui en avait également confié l’élaboration à cinq disciples et amis, tous profonds connaisseurs de son oeuvre: Odile Bombarde et Patrick Labarthe, à qui il avait aussi confié la publication de sa correspondance, Daniel Lançon, son biographe, Patrick Née et Jérôme Thélot, deux de ses principaux interprètes. Ces cinq collaborateurs ont bénéficié également d’un très large accès aux manuscrits, souvent fort abondants, à la base des recueils publiés ainsi que des précisions qu’avec une grande générosité Bonnefoy leur a fournies.
Tous ces éléments permettent de comprendre la forme et l’intérêt de la présente et superbe édition de la Pléiade. Publiés dans un ordre rigoureusement chronologique, les recueils sont accompagnés alternativement par les poèmes en prose ainsi que par les essais qui n’ont cessé de scander la progression de l’oeuvre. Dans les «Notices et notes», placées en fin de volume, chaque texte fait l’objet d’une présentation qui en rappelle l’occasion et les rapports avec le reste de l’oeuvre tandis que les notes offrent toute une série de détails, émanant parfois de l’auteur, sur les références ou allusions contenues dans les textes. Même s’il connaît déjà bien l’oeuvre du poète, le lecteur se voit ainsi offrir ici un panorama extrêmement stimulant et complet du relief de celle-ci, panorama qui permet aussi de mesurer sa profonde cohérence.
Depuis le véritable coup d’envoi que constitua, en 1953, la publication de Du mouvement et de l’immobilité de Douve, saluée à l’époque comme marquant le surgissement d’une voix majeure, jusqu’au dernier texte de 2016, l’oeuvre de Bonnefoy présente une particularité qui est constituée par le fait que, chez lui, vers et prose ne cessent d’échanger leurs pouvoirs. Douve est née, littéralement, d’un récit abandonné en grande partie, qui s’intitulait à l’origine Rapport d’un agent secret. A l’inverse, et notamment pour l’ensemble des recueils qui ont suivi Dans le leurre du seuil (1975), la disposition des poèmes sous la forme traditionnelle des vers ne peut entraver l’impression que ceux-ci ne sont que la scansion rythmique d’une phrase qui existerait de façon tout aussi légitime sous forme de prose.
Dialogue avec soi
Cette particularité s’explique peut-être si l’on se dit que la pensée poétique de Bonnefoy n’a cessé de se formuler dans son esprit sous la forme d’un discours ou, mieux, d’un dialogue. Dialogue avec soi (le soi qu’il a été ou qu’il voudrait être, le soi de la conscience et le soi de l’inconscient) autant qu’avec les poètes ou les artistes qui l’ont précédé et qu’il a élus pour compagnons, dialogue avec la tradition. Cet aspect dialogique est sans doute né d’un sentiment d’inquiétude fondamentale, qu’Alain Madeleine-Perdrillat met bien en relief dans sa préface: inquiétude quant à la légitimité de la poésie, de son amour des images, inquiétude quant à la vérité de ce que la parole peut révéler lorsqu’on la mesure aux réalités et aux nécessités de l’existence, inquiétude quant à la valeur de l’oeuvre.
Bonnefoy classait tout, contrôlait tout, gardait tout. Pour certains recueils, les esquisses se chiffrent par milliers! Tout se passe comme si le poète avait voulu arrêter, fût-ce provisoirement, la forme et le sens d’une oeuvre que pourtant il savait vouée, comme chacune, à une part d’imprévisible, pour ne pas dire de hasard. Le fait qu’il ait si volontiers répondu aux questions de ses éditeurs le prouve aussi à sa façon: quel meilleur moyen de contrôler l’interprétation qu’on allait proposer de ce qu’il avait écrit! La très haute conscience qu’il avait de sa création poétique cherchait ainsi à s’exercer sur les plans simultanés des poèmes (en vers et en prose) et de leur interprétation.
Le devoir du critique
Ce qui place désormais la critique devant un devoir qu’il est urgent qu’elle commence à assumer: lire Bonnefoy contre l’interprétation qu’il a lui-même suggérée de ce qu’il écrivait. Les manuscrits sont là. Tout le matériel nécessaire est bientôt rassemblé. Il serait infiniment souhaitable que cette masse énorme de textes aboutisse à la Bibliothèque nationale où, les années passant, les futurs interprètes de Bonnefoy pourront mettre à jour les soubassements de cette oeuvre majeure, semblable en cela à ceux qui, depuis quelques années, y explorent le continent de manuscrits de cet autre auteur de la réécriture incessante que fut Marcel Proust. En attendant, ce volume leur permettra, dans les meilleures conditions, de commencer.
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