Comme une envie de roman suisse
Colombe Schneck est connue pour ses romans sur sa famille juive d’Europe de l’Est et d’Algérie. Dans «Mensonges au paradis», elle «ose» enfin retourner sur les traces de son enfance dans les Alpes vaudoises
Il faut se méfier des souvenirs. Pendant longtemps, Colombe Schneck n’est pas retournée en Suisse, dans les Alpes vaudoises, où elle avait pourtant passé toutes ses vacances, été comme hiver, de l’enfance aux premières années de l’âge adulte. Des séjours dans un home, tenu par un couple aimant et charismatique, qui l’ont aidée à grandir et auxquels elle pense «chaque jour». Devenue écrivaine à la fin de la trentaine, elle a fouillé la mémoire familiale, du côté de sa grand-mère maternelle, née en Lituanie (La Réparation, 2012), du côté du père, né à Sétif en Algérie et tôt disparu en 1990 (Les Guerres de mon père, 2018). Après une quinzaine de livres parus, il était temps qu’elle «ose», comme elle dit, revenir en Suisse. Elle pensait écrire un livre heureux, simple, un roman en «blanc et vert», pur comme la neige, sécurisant comme le refuge qu’elle y avait ellemême trouvé, enfant. Comme on le découvre dans Mensonges au paradis, les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Pour préserver les protagonistes encore en vie et leurs familles, Colombe Schneck a changé les noms. Les lieux aussi sont floutés même si l’on comprend que l’on est au-dessus de Montreux, dans le voisinage des Rochersde-Naye.
Il y a d’abord le chalet, un personnage à part entière. «C’est le plus beau, le plus ancien, le plus grand chalet de la vallée. Il est pittoresque avec ses balcons ajourés, ses dentelles de bois, ses lambrequins fixés à la toiture comme s’il avait été dessiné par le plus talentueux d’entre nous.»
Des parents absents
Et puis il y a les propriétaires, Karl et Anne-Marie Ammann: «Leur métier: «Deuxième famille». Ils poursuivent une tradition de la vallée, accueillir des petits qui viennent d’Europe, d’Afrique, d’Amérique pour les vacances ou l’année. Les parents payent, nous sommes aimés.» Aucune larme, encore moins de pathos: Colombe et sa soeur, tout comme leurs camarades de vacances, sont ravis de cette parenthèse sans parents, de cette «deuxième vie»: «Nous ne passons pas nos vacances avec nos parents pour différentes raisons – divorce, alcool, drogue, célébrité, trop de travail, mère seule, suicide, trop d’argent, pas assez d’argent, mère avec amant, père avec maîtresse, la Guerre, les guerres –, mais nous sommes très heureux.»
Les parents de Colombe Schneck, tous deux victimes de persécutions antisémites pendant la guerre, sont aimants mais contraints, limités dans l’expression de leurs sentiments et dans l’attention donnée à leurs enfants: «Ils étaient absents, corsetés dans un temps ancien qui refusait de pâlir. Ce qui les obsédait, sans que jamais ils n’en parlent, les empêchait de dormir la nuit, de profiter de nous, s’était passé avant notre naissance. Nous pouvions le deviner par des mots qui revenaient, mais sur lesquels ils n’épiloguaient jamais.» Les séjours dans le grand chalet de Karl et Anne-Marie sont des pauses loin des angoisses incurables des parents.
Devenir acharnée
Après avoir été pensionnaire du home jusqu’à ses 18 ans, Colombe Schneck y est devenue monitrice. Et puis les liens se sont déliés. Pendant trente ans, elle n’y retournera pas. Jusqu’à l’invitation d’une amie en Suisse, il y a 5 ans. «Je n’y étais jamais retournée alors que je pensais constamment à la famille Ammann, aux enfants, au chalet, à la prairie, à ce que j’ai vécu là-bas. Si je suis aujourd’hui à peu près structurée, si j’ai pu déployer l’acharnement nécessaire à l’écriture d’une quinzaine de livres, c’est grâce à Karl et à Anne-Marie, grâce à nos marches dans les montagnes suisses», nous dit-elle en visio depuis son appartement parisien.
Son retour dans les Alpes est d’abord enchanté: «Dans le petit train qui monte à la vallée, j’avais le nez collé à la fenêtre. J’étais transportée par la beauté de la nature et par le fait qu’elle soit restée à ce point inchangée, 35 ans après. C’est rare de retrouver un lieu qui soit toujours aussi beau que dans nos souvenirs.» Ce n’est qu’en se lançant dans l’écriture d’un roman qu’elle imaginait comme une sorte de Sa Majesté des mouches dans les Alpes suisses que Colombe Schneck découvre le versant nord de sa belle histoire.
Délires et escroqueries
Elle apprend que les deux enfants du couple Ammann, Patou et Vava, si aimés, si admirés par tous les enfants du home, l’aîné si serviable, sa soeur si brillante au ski, tous deux, dès l’âge adulte, avaient sombré. Patou avait été jugé coupable d’escroqueries et sortait tout juste de prison. Vava souffrait de graves délires paranoïaques et ne sortait pas de chez elle.
Mensonges au paradis se déploie dès lors comme une exploration des liens entre fiction et réalité, entre récit intime et vérité. En journaliste, pendant deux ans, Colombe Schneck rencontre de nombreux anciens pensionnaires pour essayer de comprendre comment les deux jeunes héros de son enfance avaient pu à tel point décrocher, comment, aussi, elle n’avait pas su voir la part d’ombre du paradis de son enfance. Cette enquête terminée, elle pense avoir bouclé son livre. Elle en était loin.
«J’ai compris qu’il manquait l’essentiel, à savoir mes propres jeux avec la vérité. Patou et Vava avaient peut-être vécu au pays du mensonge, lui en escroc mythomane et elle dans ses délires paranoïaques mais j’y vivais aussi. Tout d’abord comme auteure qui transforme les faits, qui les invente ou les vole. Mais je mens aussi sur moi-même, sur mon enfance. J’ai écrit tout un livre sur mon enfance soi-disant heureuse. Eh bien, c’était une fiction, ai-je réalisé en me plongeant dans les mensonges de Patou et Vava… La réalité, comme le dit le philosophe Clément Roussel, est si cruelle que l’on préfère l’esquiver. Il faudrait un coeur d’airain pour l’accepter.»
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