Les prix littéraires, une histoire d’amour inépuisable
Arnaud Viviant se penche avec brio sur cette passion hexagonale, entre analyse sociologique et chronique mondaine
L’histoire d’amour qui lie la France à ses prix littéraires est ancienne. Elle dure au moins depuis cent vingt ans, comme l’écrit Arnaud Viviant en sous-titre du captivant petit livre qu’il publie sur la question, Station Goncourt. Car c’est bien de la création du Prix Goncourt, en 1903, qu’il faut dater la naissance de cet étrange phénomène qui distingue l’Hexagone parmi les autres nations. Phénomène qui n’a fait que gonfler avec le temps, puisqu’on n’y compte aujourd’hui pas moins de deux mille prix, qui déclinent la formule à toutes les sauces, du plus prestigieux au plus saugrenu, comme ce «Prix du roman qui fait du bien» ou cet autre du «roman non publié», qui a de quoi faire rêver les écrivains en herbe.
Pas facile d’aborder un tel massif. Arnaud Viviant a cru bon de multiplier les angles d’attaque: de l’analyse sociologique à la chronique mondaine, de l’histoire littéraire à la confidence personnelle, en sautant à pieds joints de l’un à l’autre, sans rien s’interdire. Ainsi, ne comptons pas sur lui pour nous faire l’histoire du Prix Goncourt. Ce n’est qu’au dernier chapitre qu’on apprendra dans quelles conditions discutables – déjà! – fut élu le premier lauréat. L’auteur préfère s’attarder sur les ratages et les déceptions, sur les effets délétères de ces récompenses à double tranchant, qui au fond sont d’abord affaire d’argent. Elles exploitent de façon assez sournoise les deux points faibles des écrivains: leur vulnérabilité socio-économique (souvent) et leur vulnérabilité narcissique.
Singer la République
L’auteur a cette jolie formule, inspirée d’Engels: «L’existence des prix littéraires ne se fonde que sur la concurrence des écrivains entre eux.» Une bonne dose d’éclectisme fait le mérite immédiat et la grande intelligence du livre: ni pour ni contre les prix, mais à la fois l’un et l’autre. Station Goncourt dévoile leurs arcanes secrets, la petite cuisine toujours enfumée où ils se mitonnent. Avec une compréhension intime du sujet, puisque l’auteur le confesse d’emblée: c’est un monde dont lui-même est partie prenante, car il siège au jury de deux des prestigieux «Prix d’automne», tout en le regardant à distance, comme une conscience déchirée.
Il connaît donc leurs points noirs (la liste est longue), mais il sait aussi qu’ils sont devenus la composante incontournable de la vie littéraire hexagonale, où société et écrivains communient sans toujours se comprendre. Pourquoi? L’auteur risque une hypothèse explicative qui forme l’architrave spéculative de son livre: dès le Goncourt, les prix littéraires ont partie liée avec la République, dont ils miment le fonctionnement à la fois démocratique et méritocratique, jusqu’à en singer les travers, par exemple en promouvant la pratique du vote utile, au risque de primer les livres médiocres au détriment des chefs-d’oeuvre, et tout cela au profit de la realpolitik éditoriale.
Le Goncourt millésime 1932 est passé à la postérité pour avoir préféré Les Loups de Guy Mazeline au Voyage au bout de la nuit. Arnaud Viviant se pose alors cette question, qu’il nous adresse également, à nous ses lecteurs: une VIe République des lettres est-elle possible? Ou n’est-ce qu’un mirage, face à une institution que de simples ajustements ne suffiront pas à réformer, et qui risquerait de sombrer si on l’ébranlait un peu trop, en laissant dès lors un vide béant au coeur des lettres françaises?