«Quand j’écris, je cherche ce qui relie»
Performeuse, autrice d’une dizaine d’ouvrages de théâtre et de poésie, Sonia Chiambretto travaille l’oralité des «langues françaises étrangères» qu’elle compose en prêtant l’oreille à d’autres voix que la sienne
Il fait sombre dans la chambre où Sonia Chiambretto s’est installée pour nous parler. Derrière elle, on distingue un lit défait, encombré de vêtements et d’objets. Elle s’excuse, c’est le seul endroit qu’elle ait trouvé pour mener une conversation au calme: dans le foyer pour jeunes travailleurs où la poétesse, autrice et dramaturge marseillaise vit par intermittence en résidence, les espaces communs sont réquisitionnés pour la préparation du repas de rupture du jeûne de ramadan. Elle les rejoindra tout à l’heure: «Deux fois par semaine, c’est table ouverte. Les gens du quartier viennent manger, discuter, rencontrer les jeunes travailleurs.» Strié par les rais de lumière qui filtrent entre les stores baissés, le visage de Sonia Chiambretto disparaît sous sa chevelure, tout comme elle-même disparaît dans ses textes, dissimulée derrière les paroles rapportées qu’elle sculpte et recompose poétiquement pour se rapprocher de leur source.
«Morsures d’amour»
Dans son dernier ouvrage publié, Peines mineures (L’Arche Editeur) – que Sonia Chiambretto lira à la Fondation Jan Michalski le 14 mai prochain –, ces voix sont celles de Sara, Vanessa, Awa, Sakina, Billie, Cindy et Dakota. Elles ont entre 13 et 16 ans; des prénoms d’héroïnes de Far West, de cow-girls mélancoliques, de conquérantes autodidactes. Elles n’ont pas peur des rodéos, surtout pour défier les garçons. Elles sont éprises de vitesse, qu’elles pratiquent dans des voitures volées, en grandes rasades émancipatrices. Elles ont des «morsures d’amour» sur le corps, elles fument, elles écoutent Jul et Médine. Elles rêvent d’avenir et d’ailleurs.
Dans leurs sacs à main, on trouve des cutters et des scoubidous, des tubes de paillettes et des sachets de Haribo, des palettes de maquillage et des croix de Jésus, des téléphones portables et des restes de fast-food: leurs «cahiers d’écrous», ces inventaires qu’on dresse à l’arrivée des personnes incarcérées dans les établissements pénitentiaires, s’étalent sur plusieurs pages de Peines mineures. Entre restes d’enfance, indépendance précoce et féminité assumée, ces listes de babioles disent leur jeunesse exaltée, rompue à la débrouille mais percutée de plein fouet par des réalités d’adulte.
Justice d’hier et d’aujourd’hui
Dakota, Sakina et les autres sont détenues dans un centre éducatif fermé pour mineures. Sonia Chiambretto les a rencontrées, ou plutôt côtoyées, pour «montrer la beauté qu’on ne veut pas voir chez elles», et pour répondre à une proposition de la metteuse en scène Sandrine Lanno, devenue Mauvaises Filles! et jouée au Théâtre du Rond-Point, à Paris, en mars-avril 2023.
Peines mineures est une version de cette pièce «augmentée» pour la publication. Avant cela, Sonia Chiambretto avait publié Gratte-ciel, un récit choral sur la décennie noire en Algérie, paru un an après Polices!, long poème polyphonique où, mêlant témoignages, documents et expérimentations formelles, elle donne à lire différents états de la violence des forces de l’ordre.
A la même période, Sandrine Lanno lit Vagabondes, Voleuses, Vicieuses: Adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle de l’historienne Véronique Blanchard (Les Pérégrines Editions). Elle contacte alors Sonia Chiambretto et lui propose de travailler sur la justice genrée des années 1970, quand un juge pour enfants, sur demande d’un père ou d’un frère, pouvait décider de l’enfermement d’une jeune fille dont la conduite déplaisait aux hommes de sa famille.
Sonia Chiambretto accepte le projet, mais elle en élargit le spectre en ancrant son récit dans la justice contemporaine. Dans Peines mineures, les archives historiques dialoguent avec la réalité des jeunes filles d’aujourd’hui. Exemple: «Depuis que je suis arrivée ici, j’ai pris 8 kilos. Je suis trop moche sur la photo. Je vais l’arranger avec Photoshop. Je vais réduire mon ventre, je vais rajouter des fesses, je vais enlever le double menton.»
L’exil en peu de mots
Ce n’est pas un hasard si les livres de Sonia Chiambretto paraissent dans la collection «Des écrits pour la parole» de L’Arche, qui publie aussi Léonora Miano et l’artiste Kae Tempest. «Pouvoir dire, c’est déjà agir», pose Claire Stavaux, son éditrice, dans une formule qui rapproche le geste poétique de l’action politique. Des liens corollaires que Sonia Chiambretto explore et articule depuis son premier texte, Chto, écrit en 2006 «avec une grande ardeur», se souvient-elle, encore émue par le souvenir du déclic qui a ouvert les vannes de son écriture.
Au moment de cette épiphanie, elle habite à Digne-les-Bains, une petite ville austère de Haute-Provence, et travaille comme intervenante dans des classes de cinéma. Elle découvre qu’elle a pour voisine l’autrice Nathalie Quintane, se lie d’amitié avec elle et commence à «farfouiller» dans sa bibliothèque: «J’ai ouvert tous ses livres de poésie et ça m’a fait Waouh. J’ai compris à quel point on pouvait être libre dans l’écriture.» Elle vient alors de rencontrer une jeune Tchétchène qui ne parle pas français mais parvient, avec très peu de mots, à lui raconter son exil: «Je me suis donné le défi de recomposer son voyage avec ces quelques mots.» Chto (interdit aux moins de 15 ans) sera monté en 2009 au Festival d’Avignon par le metteur en scène Hubert Colas.
Depuis, Sonia Chiambretto écrit avec et par les autres: employés lessivés de l’hôtellerie de luxe dans Supervision, victimes de violences ou candidate au concours d’entrée au sein de la police nationale dans Polices!, témoins et combattants de la guerre civile algérienne dans Gratte-ciel. Elle reconnaît avoir une «petite obsession» pour ce qui tourne autour du rapport à l’autorité, des mécanismes de domination et de l’exploitation sous toutes ses formes. Quel que soit le sujet, elle travaille dans un souci permanent de justesse, comme si elle avait trouvé là une manière de faire justice: «Quand je rencontre des filles mineures incarcérées, je ne projette pas d’écrire SUR elles, je n’y vais pas avec un regard d’éducatrice ou d’écrivain en observation – je cherche ce qui nous relie. Je veux écrire sur la relation, pas la situation.»
«A égalité avec les garçons»
Leurs premières conversations glissent sur la musique, les maux d’amour, le football et la liberté. La confiance s’installe, les deux parties se débarrassent de leurs fantasmes et de leurs idées préconçues. Les jeunes filles parlent et Sonia Chiambretto les écoute: «Ce serait une erreur de penser que la littérature ne les intéresse pas. A un moment donné, elles comprennent le projet, le prennent en charge et se mettent elles-mêmes à parler poétiquement. C’est une forme d’abandon. Elles questionnent le réel, elles subliment leur histoire, elles ouvrent des nouveaux espaces de fiction. Elles me bousculent en permanence.»
Toutes les pages de Peines mineures nous prouvent à quel point leur langue est «vivante», agitée par leur expérience de la rue, de la transgression et de la justice. Pour la resituer, Sonia Chiambretto travaille le rythme comme une partition. Bien qu’elle brouille les récits pour respecter l’anonymat des adolescentes et leur droit à l’oubli, elle reste fidèle à leurs propos: «Moi, c’est pas: je tape une fois, je vole une fois, je fais un outrage à agent une fois. Moi, c’est: des violences, des récidives, des violences. C’est à égalité avec les garçons, y a rien qui change. T’es une fille, tu peux être comme un garçon, t’es un garçon, tu peux être comme une fille», crache Sakina, 15 ans.
Une énergie de bolide
Leur colère invaincue, leur détresse camouflée sous une énergie de bolide et leur insoumission carabinée nous rappellent aussi combien on considère encore la violence comme un privilège masculin. Le Centre éducatif fermé où Sonia Chiambretto s’est posée pour écrire Peines mineures est le seul en France à accueillir des filles: «Ça ne veut pas dire qu’elles commettent moins de choses graves, ça veut plutôt dire qu’on leur refuse l’idée de la violence, et donc de l’espace public: «Si tu étais là et que tu as commis ça dehors, c’est par accident, car tu n’avais rien à faire là.»
La rue, ce théâtre sans fauteuils, ni velours où se joue la société, Sonia Chiambretto n’a pas l’intention de s’en détourner. En septembre 2023, elle présentera à Paris, dans le cadre du Festival d’Automne, Oasis Love, «une pièce autour des courses-poursuites amoureuses dans les cités». Pour écrire le texte, elle sillonne les quartiers périphériques des grandes villes, interrogeant les habitants pour écrire avec eux «le portrait-robot du policier idéal». Entre justesse et justice, c’est une question d’oreille tendue.
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«Hardies!» Performance poétique de Sonia Chiambretto, A.C. Hello et Milady Renoir & exposition du duo PLY, 14 mai 2023, 18h, Fondation Jan Michalski, En Bois Désert, Montricher.