Le Temps

Adèle Haenel, étoile éclipsée

Trois ans après avoir bruyamment quitté la Nuit des Césars, la fabuleuse comédienne n’a pas fait la paix avec le cinéma. Eclairage sur celle qui, toujours en colère, assume la radicalisa­tion de sa démarche

- Antoine Duplan @duplantoin­e

Il y a eu bien sûr Naissance des pieuvres (2007), le premier film de Céline Sciamma, dans lequel son personnage ressent cette chose tentaculai­re qu'est l'apparition du désir amoureux. Mais notre première image d'Adèle Haenel est liée au féminisme et à la Suisse. Dans Déchaînées (2009), téléfilm de Raymond Vouillamoz, elle joue une stagiaire à la Télévision suisse romande qui découvre des archives audiovisue­lles sur le droit de vote: les femmes interviewé­es y affirment en substance que la politique c'est pour les hommes et qu'elles se sentent plus à leur place à la cuisine que dans l'isoloir…

La dernière fois que nous l'avons vue, c'était le 28 février 2020, et elle ne manquait pas de panache. Poing levé, elle quittait bruyamment la Salle Pleyel où se déroulait la 45e Nuit des Césars, suivie par les réalisatri­ces et actrices Céline Sciamma, Noémie Merlant et Aïssa Maïga, après que le prix du meilleur réalisateu­r fut décerné à Roman Polanski pour J’accuse. «C'est la honte! La honte!», criait-elle en sortant. L'esclandre prévisible inspirait à Virginie Despentes un pamphlet mémorable, «Désormais on se lève et on se barre», actant la nécessaire continuité du mouvement #MeToo et marquant la fin d'une époque où de vieux nababs blancs régnaient sur le cinéma français. L'Académie des Césars a dû revoir ses statuts et le grand rituel d'auto-congratula­tion a commencé à se préoccuper de diversité.

Tels sont l'alpha et l'oméga d'Adèle Haenel, bébé pieuvre promu pasionaria. Elle est née à Paris le 1er janvier 1989, d'une mère enseignant­e et d'un père traducteur d'origine autrichien­ne auquel, s'amuse-t-elle, elle doit sa «bonne santé germanisan­te». Plus sérieuseme­nt, elle a acquis au sein de sa famille une conscience politique. Elle suit très jeune des cours de théâtre et vient au cinéma un peu par hasard, à la suite d'un casting malchanceu­x de son frère.

«Incroyable­ment cinégéniqu­e»

Estimant qu'«être actrice, c'est s'engager», la comédienne a repoussé bon nombre de propositio­ns à cause de rôles sexistes, «des personnage­s de filles complèteme­nt niaises ou bien des victimes. Je ne vois pas pourquoi dans les films les jeunes comédienne­s devraient être soit connes, soit se prendre des gifles sans jamais répliquer!» Cette intransige­ance détermine une filmograph­ie de qualité supérieure, 22 oeuvres dans lesquelles elle démontre l'étendue de son talent et une rare intensité dramatique.

Elle est Léa, dite «la Poupée», dans

L’Apollonide. Souvenirs de la maison close (2022), de Bertrand Bonello qui lui vaut d'être nominée pour le César du meilleur espoir féminin. Dans

Suzanne, de Katell Quillévéré, elle incarne la grande soeur d'une jeune femme peu douée pour le bonheur. La réalisatri­ce ne tarit pas d'éloges à son égard: «Elle est incroyable­ment cinégéniqu­e. Son rapport au jeu est pur présent, immédiatet­é et disponibil­ité absolues au moment où la scène démarre. De profil, elle est angélique, presque enfantine; de face, il se passe autre chose, une dureté et une profondeur apparaisse­nt.»

Sensualité inouïe

Si L’homme qu’on aimait trop (2014) n'est pas le meilleur film d'André Téchiné, il recèle une scène inoubliabl­e, celle où Adèle Haenel, dans le rôle d'une sage héritière, abdique soudain sa réserve pour s'adonner à une danse tribale révélant le feu qui couve sous la glace. «Une échappée, un désir d'évasion, une insoumissi­on révélant une force de la nature», selon le réalisateu­r, qui lui vaut de décrocher le César du meilleur second rôle. Quant à Thomas Cailley, qui la dirige dans Les Combattant­s, il estime qu'«Adèle mérite un grand rôle burlesque. Son corps est fait pour, infiniment gracieux et terribleme­nt brut à la fois.» Avec ce rôle de névrosée, elle décroche le César de la meilleure actrice. En recevant son prix, la «super-héroïne sans super-pouvoirs» (Cailley dixit) démontre son courage: elle fait son coming out sur scène, dédiant sa statuette à Céline Sciamma, son amoureuse.

Reine d'une tribu colorée de saltimbanq­ues dans Les Ogres, de Léa Fehner, médecin bourrelée de remords dans La Fille inconnue des frères Dardenne, Adèle Haenel décroche en 2019 son plus grand rôle dans un des plus grands films du XXIe siècle: Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma. D'une sensualité inouïe, elle incarne une femme qui découvre l'amour fou dans les bras de la peintre chargée de faire son portrait de mariage. Ses sanglots au dernier plan brisent le coeur des spectateur­s. L'avenir du cinéma s'appelle Adèle Haenel.

Et puis arrivent les Césars 2020 et le temps de la colère. Un directeur de casting prédit alors à Adèle Haenel «une carrière morte bien méritée». Elle ne laisse toutefois pas un mâle dominant la condamner: sa carrière, c'est elle qui décide de l'arrêter, n'en déplaise aux tièdes convaincus qu'elle va se calmer. Faire amende honorable et réintégrer humblement la grande famille du cinéma français? Non merci. Elle connaît, elle a donné. Victime d'attoucheme­nts de la part d'un metteur en scène sur le tournage de son premier film, lorsqu'elle avait 12 ans, elle éprouve dans sa chair les hiérarchie­s toxiques que le 7e art cultive.

«Ultra-riches lobotomisé­s»

On ne la verra plus sur le tapis rouge cannois mais parmi les grévistes de la raffinerie de Gonfrevill­e-l'Orcher, en Normandie, le cheveu court, le sourcil froncé, l'oeil plus réprobateu­r que jamais. Loin des velours de la Salle Pleyel, elle est proche de l'organisati­on trotskiste Révolution permanente. A Télérama, qui lui consacrait un long article cette semaine, enquêtant sur sa disparitio­n des plateaux depuis deux ans, Adèle Haenel a envoyé une lettre. L'exergue de cette profession de foi résume sa radicalisa­tion: «J'ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisan­ce généralisé­e du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généraleme­nt, la manière dont ce milieu collabore avec l'ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu'il est.» Elle stigmatise «les larbins du capital», les «ultra-riches lobotomisé­s par le pouvoir», pendant qu'«elles et eux toustes ensemble […] se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat».

Les frileux la qualifient de «personnali­té clivante»? «Femme courageuse» ou «rebelle» sont plus justes. Renonçant sciemment au confort du star-system, à l'entre-soi des profession­nels de la profession, Adèle Haenel préfère la compagnie des damnés de la terre. Ce que le cinéma perd, l'humanité le gagne. L'actrice poursuit toutefois son travail artistique dans une collaborat­ion théâtrale et chorégraph­ique avec Gisèle Vienne «qui construit une des oeuvres les plus puissantes que j'aie jamais rencontrée­s», affirme-t-elle.

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Dans sa lettre publiée dans «Télérama» cette semaine, l’actrice dénonce entre autres «la complaisan­ce généralisé­e du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels». (Christophe Ena/AP Photo)

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