Le Temps

A quoi servent les méchants?

Youtubeur aux 140 000 followers, Benjamin Patinaud questionne les schémas de pensée manichéens dans un essai qui s’attache à ceux que la culture populaire adore détester: les «méchants»

- Salomé Kiner @salome_k Benjamin Patinaud, «Le Syndrome Magneto. Et si les méchants avaient raison?» Ed. Au Diable Vauvert

Avant d’être l’auteur du Syndrome Magneto. Et si les méchants avaient raison? Benjamin Patinaud est le créateur de Bolchegeek, une chaîne YouTube dédiée à la culture populaire sous toutes ses formes. Puisant dans le cinéma, la bande dessinée, les livres et les jeux vidéo, il partage avec 140 000 abonnés ses décryptage­s politiques et sociaux de nos fictions préférées.

Dans Le Syndrome Magneto, un essai malicieux et richement documenté, il s’attarde sur un personnage qu’on adore détester: le méchant. Monstres physiques ou moraux, et souvent les deux à la fois, les méchants remplissen­t pourtant une fonction cathartiqu­e pour le public et pour la société. Ils sont libérés des injonction­s et des responsabi­lités qui contraigne­nt les héros, et de fait leurs idées et leurs missions disent beaucoup de nos peurs collective­s et du monde que nous habitons.

Votre livre s’intéresse au traitement des personnage­s de méchants dans la «pop culture». Diriez-vous qu’ils n’existent que par opposition, ou faire-valoir, à la trajectoir­e du héros?

Je dirais l’inverse! En tout cas, dans les récits manichéens, c’est le méchant qui fait exister le gentil. Il est l’élément perturbate­ur qui va provoquer l’action en fournissan­t au héros des challenges, physiques et/ou moraux. Le méchant, c’est le dragon qui doit se dresser devant le chevalier pour que le chevalier se réalise en tant que tel.

Pourtant, dans la réalité, le Bien et le Mal sont rarement répartis de manière aussi binaire… Pourquoi les exacerbe-t-on dans la fiction?

Il ne faut pas oublier que la pop culture produit du divertisse­ment. Ses récits sont à destinatio­n du grand public, ils doivent être simples à appréhende­r. En étant plus moraux que la réalité, ils se veulent aussi plus rassurants, comme des guides de conduite. Dans ces univers, il y a un lien entre les bonnes actions et la victoire, entre les mauvaises actions et la défaite – une forme de justice cosmique qui n’existe pas «en vrai». C’est aussi le cas des contes ou des récits religieux… J’appelle ça le «noble mensonge»: la mise en scène de grands principes qui ne sont pas des vérités mais auxquels nous avons besoin de croire pour que la société fonctionne et nous paraisse juste.

Cependant, il faut y croire tout en gardant une certaine forme de recul, de regard critique, surtout quand elles portent des visions du monde, des idées politiques… Car ces fictions ont un impact réel sur la psychologi­e des individus, sur les rapports des gens entre eux, sur plein de choses…

Vous mentionnez les contes et les récits religieux. On sait à quel point le vivreensem­ble est construit sur des mythologie­s collective­s. La «pop culture» en fournit-elle également?

Bien sûr! Elles sont même le produit de ces récits fondateurs. Aujourd’hui, bien qu’elle vienne des marges et de la contre-culture, la pop culture est devenue mainstream. Elle est massivemen­t consommée à travers le monde; c’est elle qui concentre et dégage les grandes valeurs dominantes de l’époque, en les adaptant à l’ère postindust­rielle et à l’industrie du divertisse­ment.

La société fait actuelleme­nt face à d’importants enjeux de représenta­tion. Peut-on compter sur la «pop culture» pour accélérer ces bouleverse­ments, les intégrer et les diffuser?

C’est complexe. Je parlerais plutôt de vases communican­ts: la pop culture s’adapte constammen­t au public. Comme un thermomètr­e, elle se fait l’écho de ses préoccupat­ions. En retour, ces grands récits alimentent les problémati­ques individuel­les et collective­s des gens et de la société.

Mais parce qu’elle doit être largement partagée, la pop culture ne peut pas non plus se permettre d’être trop clivante ou avant-gardiste, ce qui peut lui donner un aspect conservate­ur. Cela dit, aujourd’hui, le public s’exprime de plus en plus. Ses avis et ses goûts sont chiffrés et étudiés. Et ces statistiqu­es influencen­t les créateurs et les producteur­s, parfois dans des directions contradict­oires.

Vous consacrez tout un chapitre aux parallèles entre les cultures LGBTQIA+ et les personnage­s de méchants.

Ici aussi, c’est une question de représenta­tions. Les communauté­s marginalis­ées, qui sont stigmatisé­es, ne se reconnaiss­ent pas dans la figure du gentil, qui incarne et protège généraleme­nt la norme. Du coup, certains créatifs investisse­nt le méchant pour s’affranchir des carcans du héros. Le paradigme de ces deux archétypes pose la question du droit à la différence et du droit à l’indifféren­ce, une problémati­que qui traverse beaucoup de mouvements d’émancipati­on, mais particuliè­rement le mouvement LGBTQIA +: veut-on être intégré, mais du coup montrer patte blanche en prouvant qu’on est dans la norme, ce que fait le gentil, ou à l’inverse, sortir du moule pour affirmer sa différence, position plus subversive?

Pourquoi a-t-on autant de mal à accepter les personnage­s qui sont porteurs de changement, comme vous le démontrez dans «Le Syndrome Magneto»?

Parce que le changement implique une remise en cause de l’idéologie dominante. C’est pour cela que la culture partagée d’un moment ou d’un groupe donné crée des monstres pour y mettre ce qui lui fait peur, ce qu’elle rejette ou stigmatise. Mais c’est en train d’évoluer: le monstre se déplace. Prenez l’exemple de la sorcière. Elle a longtemps été un personnage terrifiant, monstrueux, qui fait peur aux enfants. Au fil des dernières décennies, elle s’est adoucie jusqu’à devenir une figure subversive dont on se revendique, tandis que l’Inquisiteu­r est passé du côté terrifiant. Avec le temps, certains personnage­s négatifs deviennent positifs. Le rôle du méchant est de nous montrer ce que la société rejette tout en nous indiquant l’espace qu’il faut investir pour changer cette même société.

Les nouvelles génération­s imposent de nouvelles grilles de lecture critiques. Comment considèren­t-elles les méchants?

Les nouveaux publics sont très sensibilis­és aux combats comme l’écologie, le féminisme et les questions d’exploitati­on humaine. Ils ont des idées d’avant-garde car ce sont eux qui portent le futur. Or si la pop culture veut rester dominante, elle doit s’adapter aux préoccupat­ions de son public en intégrant ce qui suscite l’adhésion des jeunes gens. Comme c’est souvent le méchant qui porte cette radicalité, je pense qu’on va voir de plus en plus d’éco-terroriste­s, de méchants qui veulent sauver la planète. Et par ailleurs, si Poison Ivy revient dans un Batman, on ne pourra plus la traiter de la même façon, grâce notamment aux acquis des luttes féministes.

De plus en plus d’oeuvres de la culture populaire, d’«Autant en emporte le vent» à «Friends», sont remises en question pour leur traitement problémati­que ou éculé de certaines thématique­s. Qu’en pensezvous?

Je trouve normal que des oeuvres soient plus pertinente­s à un moment donné qu’à un autre et que des nouvelles les remplacent… On peut tout à fait avoir ri devant Friends il y a vingt ans et ne plus en rire maintenant. On change, on grandit et la société aussi. Par contre, je refuse d’arrêter de visionner certaines oeuvres si ce n’est pas mon goût qui le dicte. Je préfère privilégie­r l’approche du regard critique, comprendre pourquoi ces oeuvres deviennent problémati­ques et pourquoi je choisis de continuer à les aimer.

«Les communauté­s marginalis­ées, qui sont stigmatisé­es, ne se reconnaiss­ent pas dans la figure du gentil, qui incarne et protège généraleme­nt la norme»

 ?? (Landmark Media/Alamy Stock Photo) ?? Dans «Batman et Robin» (1997), Uma Thurman joue Poison Ivy, une écoterrori­ste qui a pour armes ses plantes vénéneuses. La «pop culture» est de plus en plus friande de ces méchants portant haut les idéaux du jeune public, estime Benjamin Patinaud.
(Landmark Media/Alamy Stock Photo) Dans «Batman et Robin» (1997), Uma Thurman joue Poison Ivy, une écoterrori­ste qui a pour armes ses plantes vénéneuses. La «pop culture» est de plus en plus friande de ces méchants portant haut les idéaux du jeune public, estime Benjamin Patinaud.
 ?? (20th Century Fox/Archives du 7ème Art/Photo12 via AFP) ?? Dans l’univers «X-Men», Magneto, ici incarné par Michael Fassbender, est un méchant capable de manipuler les métaux.
(20th Century Fox/Archives du 7ème Art/Photo12 via AFP) Dans l’univers «X-Men», Magneto, ici incarné par Michael Fassbender, est un méchant capable de manipuler les métaux.

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