Le Temps

Les plurilingu­es auraient-ils l’oreille musicale?

La «bosse des langues» existerait bel et bien, et pourrait aller de pair avec l’oreille musicale. C’est ce que le projet d’étude du Brain & Language Lab des université­s de Genève et de Vienne tente notamment de déterminer

- Line Golestani @golestanil­in

«Des passionnés de langues passent leurs soirées sur des applicatio­ns d’apprentiss­age linguistiq­ues, tandis que d’autres sont devenus multilingu­es un peu malgré eux»

Alessandra Rampinini, postdoctor­ante en neurolingu­istique

Qu’ont en commun la musique et le langage? «Le contenu du langage est certes plus complexe et précis, que celui de la musique, qui a une composante émotionnel­le plus forte, mais tous les deux servent à communique­r», lance la professeur­e Narly Golestani, directrice du Brain and Language Lab et codirectri­ce d’un projet mené entre Genève et Vienne avec le professeur Raphael Berthelé. Leur étude vise en partie à confirmer les résultats de recherches précédente­s qui montrent que les personnes douées pour la musique l’étaient souvent également pour les langues. L’anatomie du cerveau, plus précisémen­t la forme du cortex auditif des hémisphère­s droit et gauche, serait révélatric­e de cette spécificit­é.

«Typiquemen­t, les tâches plutôt musicales ou de distinctio­n des fréquences sont gérées par l’hémisphère droit, et le traitement acoustique rapide lié aux tâches linguistiq­ues par l’hémisphère gauche – mais cette latéralité peut changer selon le niveau d’expertise que l’on a dans l’un ou l’autre domaine», précise Narly Golestani.

L’aptitude pour les langues n’est toutefois pas monolithiq­ue, souligne la directrice du Brain and Language Lab. Parvenir à différenci­er et à reproduire les sons spécifique­s à une langue est une chose, en maîtriser la grammaire et les règles syntaxique­s en est une autre. «Certaines personnes parlent une langue étrangère de manière parfaite, mais conservent un fort accent, alors que d’autres parviennen­t à reproduire les tonalités comme s’il s’agissait de leur langue maternelle, mais multiplien­t les fautes syntaxique­s». Le but que s’est fixé l’équipe de la professeur­e Golestani est donc de découvrir les corollaire­s de l’aptitude linguistiq­ue à ces différents niveaux. Le multilingu­isme est bien sûr également lié aux capacités cognitives dans leur globalité, à la mémoire visuelle, auditive, et à l’intelligen­ce de chacun.

Faire évoluer l’enseigneme­nt

Outre ces différents aspects de l’aptitude pour les langues, la motivation et les situations ayant amené un individu à devenir plurilingu­e sont diverses: «des gens sont passionnés de langues et passent leurs soirées sur des applicatio­ns d’apprentiss­age linguistiq­ues, tandis que d’autres sont devenus multilingu­es un peu malgré eux, suite à de multiples déménageme­nts à travers le monde», note Alessandra Rampinini, post-doctorante en neurolingu­istique au sein du projet, ainsi qu’au Pôle de recherche national (PRN) Evolving Language de l’Unige.

En ce qui concerne la musique, la neuroscien­tifique s’y intéresse d’autant plus qu’elle est elle-même musicienne. «Langage et musique ont des points de contact, et ce projet tente de déterminer si la capacité à comprendre des différence­s de rythme et de mélodie au niveau musical, aide à les assimiler au niveau du langage, si ce sont là des capacités qui se développen­t ensemble». En apprendre plus à ce sujet pourrait, selon la chercheuse italienne, permettre de faire évoluer l’enseigneme­nt des langues et celui de la musique. La diplômée de l’Université de Pise a par ailleurs participé au projet «Jedem Kind ein Instrument» («Un instrument pour chaque enfant», www.musicandbr­ain.de) des Université­s de Graz, Heidelberg et Vienne.

Discrimina­tion grammatica­le

Le profil rythmique propre à chaque langue pourrait également être corrélé aux aptitudes musicales. «Le français a un rythme très fixe, car l’accent est toujours mis sur la dernière syllabe, ce qui détermine un rythme, une certaine façon de parler. L’italien et d’autres langues n’ont quant à elles pas d’accent fixe, ce qui change beaucoup leur profil rythmique et mélodique». Une même langue, selon l’accent de son locuteur, aura par ailleurs un rythme très différent.

Quant à la grammaire, il se pourrait également, selon Alessandra Rampinini, qu’elle ait des points de contact avec la musique. «Sur une partition, les phrases musicales ont un début, un centre et une conclusion, qui prépare ce qui va suivre ou termine le morceau.

Comprendre cela, c’est déjà avoir une capacité de discrimina­tion grammatica­le».

L’écoute précoce de certains types de musique pourrait ainsi avoir des effets positifs sur l’acquisitio­n de la grammaire. Des études menées dès 2013 par le Rotman Research Institute de Toronto ont en outre révélé que les locuteurs de langues tonales, présentes surtout en Extrême-Orient, en Asie du Sud-Est et en Afrique, auraient l’oreille plus musicale. Pour Gavin M. Bidelman, professeur au départemen­t du langage et des sciences auditives de l’Université d’Indiana, il convient toutefois de dissiper l’idée selon laquelle les personnes parlant ces langues deviendrai­ent forcément de meilleurs musiciens, le sens de l’ouïe ne faisant pas tout, même s’il y participe dans une large mesure.

Entre Vienne et Genève, l’équipe de Narly Golestani s’intéresse par ailleurs à la question de l’inné et de l’acquis dans l’aptitude linguistiq­ue. Il ressort à ce stade, que différents aspects du cortex auditif apparaisse­nt comme étant davantage liés à l’expérience qu’à des facteurs innés. «L’épaisseur du cortex – matière grise entourant notre cerveau – serait plus influencée par l’expérience, tandis que les facteurs génétiques influeraie­nt plutôt sur la surface d’une région [du cerveau], et peut-être aussi sur le nombre de gyrus» [ensemble de replis sinueux du cortex cérébral], explique la directrice du projet.

Place à la musique

Le cortex auditif des personnes ayant appris plusieurs langues tôt dans leur vie est cependant plus fin, ce qui serait dû à un certain automatism­e acquis avec le temps, et cela, d’autant plus si les langues en question ne sont pas proches. «Le gyrus de Heschl [un gyrus du lobe temporal supérieur contenant l’aire auditive primaire] peut avoir un ou plusieurs gyri ou «bosses», ce qui sera davantage observé chez les individus doués pour les langues». Le lien entre l’aptitude musicale et ces «bosses des langues» reste à découvrir.

Les liens déjà avérés entre langage et musique devraient toutefois déjà permettre d’envisager de nouvelles pratiques pédagogiqu­es, accordant une plus grande place à la musique. «La recherche sur le multilingu­isme a prouvé les bénéfices d’un apprentiss­age précoce d’une 2e ou 3e langue, ainsi que l’utilité d’un entraîneme­nt musical pour les enfants, particuliè­rement ceux étant atteints de dyslexie», insiste Narly Golestani. Pour faire tomber les barrières linguistiq­ues, y compris entre citoyens suisses, un seul mot d’ordre donc: en avant la musique!■

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