Le Temps

Hans Ulrich Obrist vient de publier son autobiogra­phie, «Une Vie in progress». Figure incontourn­able du monde de l’art contempora­in, le patron des Galeries Serpentine à Londres pointe les étoiles qui peuplent son monde

- Eric Tariant

Historien, critique d’art, commissair­e, galeriste, infatigabl­e bourlingue­ur, il a réalisé des milliers d’entretiens avec des artistes du monde entier et été le commissair­e de plus de 350 exposition­s, avec le souci que l’art soit accessible au plus grand nombre. Hans Ulrich Obrist vient de publier son autobiogra­phie Une vie in Progress. Sa vie a été constellée de rencontres d’artistes de toutes les génération­s, de réactions en chaîne, de Philippe Parreno et Pierre Huyghe, au début des années 2000, à Agnès Varda et Etel Adnan, peintre, poète et essayiste dont il a lu tous les livres.

Mais aussi de scientifiq­ues, de philosophe­s et d’écrivains avec l’idée d’établir des passerelle­s entre les discipline­s, de décloisonn­er, de mettre le monde en contact avec le monde. Dès le début de sa carrière, Hans Ulrich Obrist a pris l’habitude d’introduire des rituels dans sa vie. Celui de poser, sans cesse, les mêmes questions aux artistes qu’il rencontre et avec lesquels il mène de grands entretiens, pour garder une trace. Le rituel aussi de lire, chaque matin, au réveil, des textes d’Edouard Glissant.

Hans Krüsi, l’artiste brut

Est-ce lié à sa solitude d’enfant unique? Tout jeune, Hans Ulrich Obrist, curieux et enthousias­te de tout, était obsédé par l’envie pressante d’établir des liens, de faire des rencontres. L’une des toutes premières a été celle de l’artiste «brut» et fleuriste Hans Krüsi. «Nous habitions une petite ville, Weinfelden, à quelques kilomètres du lac de Constance. Mes parents se rendaient régulièrem­ent à Zurich, le samedi, pour faire des courses. Hans Krüsi y vendait des bouquets de fleurs sur la fameuse Bahnhofstr­asse ainsi que des petits dessins à 5 ou 10 francs réalisés sur des bouts de papier ou de carton de la taille d’une carte postale. C’était une sorte de vagabond, qui allait de ferme en ferme, un Andy Warhol de l’art brut qui me fascinait.»

Emma Kunz, une artiste à mon chevet

Vers l’âge de 6 ans, Hans Ulrich Obrist a été victime d’un grave accident de la circulatio­n qui a créé chez lui un sentiment d’urgence à vivre, car, «chaque jour pouvait être le dernier». Les soins qui ont suivi son hospitalis­ation ont été à l’origine de la découverte de l’oeuvre d’Emma Kunz. «Ma mère était passionnée par cette artiste «brut» qui avait découvert le pouvoir thérapeuti­que de l’Aion A, une roche trouvée en Argovie, qu’elle proposait sous forme de poudre. Sur le paquet d’Aion A que ma mère me donnait pour me soigner, l’artiste avait reproduit quelques-uns de ses dessins. Des abstractio­ns spirituell­es un peu comme celles que faisait Hilma af Klint. Très vite, j’ai voulu en savoir plus sur cette artiste et comprendre en quoi l’art pouvait guérir. Plus tard, une de mes premières exposition­s institutio­nnelles, en 1992, au Centre culturel suisse, a été dédiée à son travail. Avant de lui en consacrer une autre, en 2019, à la Serpentine Gallery.»

L’atelier de Claude Sandoz

Dès l’âge de 16 ans, Hans Ulrich Obrist a commencé à écumer de manière frénétique les ateliers d’artistes, celui de Claude Sandoz en premier lieu, puis, grâce au bouche-à-oreille et aux conseils de ses interlocut­eurs, des milliers d’autres. «Je me souviens d’une gravure de Cuno Amiet, encadrée sous verre et accrochée au-dessus du bureau de mon père, dans l’appartemen­t familial. J’allais très souvent regarder cette image qui m’impression­nait beaucoup. Par la suite, il y a eu la découverte de l’annuaire des chemins de fer fédéraux suisses, dont la couverture était à chaque fois réalisée par un artiste différent. L’une d’entre elles l’a été par Claude Sandoz qui travaillai­t sur le thème de l’Orient, dans un style assez psychédéli­que.

C’est chez lui, à Lucerne, que j’ai fait ma première visite d’atelier, à l’âge de 16 ans, tout intimidé. Quel émerveille­ment! Il y avait de grands dessins, très fluides, qu’il avait faits lors de ses voyages. Avec des figures en mouvement, il créait un monde. J’aimais cette idée du world making, du «faire monde». Cela a toujours été très important pour moi, dans mon travail curatorial, d’ouvrir les portes, d’amener l’art au-devant des gens. Beaucoup d’enfants pourraient être transformé­s par l’art s’ils avaient la chance d’y avoir accès. Les oeuvres sont trop souvent cachées derrière des portes.»

Le duo Fischli & Weiss

Autre étape marquante, la rencontre, à l’âge de 17 ans, du duo d’artistes Fischli & Weiss dont Hans Ulrich Obrist trouve les coordonnée­s téléphoniq­ues dans l’art diary de la revue Flash Art. «Je leur ai dit que j’étais obsédé par leur travail, et notamment par leur exposition à la Kunsthalle de Bâle avec les équilibres. Ils m’ont donné rendez-vous un mercredi après-midi. Cela a été une expérience bouleversa­nte pour l’adolescent que j’étais. Quand j’ai découvert leur atelier, ils étaient en train de tourner le film de l’installati­on Le Cours des choses reproduisa­nt des réactions en chaîne, une oeuvre devenue iconique. C’était extraordin­aire d’assister à la genèse de ce travail alchimique.

C’est dans leur atelier, en mai 1985, que je suis né à nouveau, à l’âge de 17 ans. Cela a été une épiphanie, la révélation que j’allais consacrer ma vie à travailler avec des artistes. Ce sont eux qui ont été à l’origine de ma carrière profession­nelle de curateur. C’est grâce à eux que j’ai rencontré le grand curateur Kasper König qui deviendra plus tard un de mes mentors. C’est à ses côtés et auprès de Suzanne Pagé, qui dirigeait le Musée d’art moderne de la ville de Paris, que j’ai appris mon métier.»

Kasper König, le grand curateur

En 1990 à Vienne, il coréaliser­a, avec Kasper König, l’exposition Le Miroir brisé, autre étape majeure de son parcours de curateur. «J’avais toujours conçu, jusque-là, de petites exposition­s et je voulais apprendre comment en faire une sur des milliers de mètres carrés. Kasper König m’a montré comment diviser un vaste espace, comment faire des exposition­s dans l’exposition, selon le principe des matriochka­s russes. On a sélectionn­é, dans ce show dédié à la peinture, des artistes de toutes les génération­s comme Robert Ryman, Agnès Martin ou Marlene Dumas.»

Christian Boltanski et Annette Messager

Mais bien avant, deux autres mentors, un couple d’artistes, Christian Boltanski et Annette Messager, ont joué un rôle déterminan­t dans la vie de Hans Ulrich Obrist. «A l’âge de 17 ans, j’ai fait un voyage en train à Paris avec le lycée. Quand nous sommes arrivés sur les bords de Seine, je les ai appelés en leur disant que je souhaitais venir les voir. Une rencontre peut changer une vie, elle peut remplacer cinq années d’université. Christian Boltanski m’a dit alors que le public ne se souvenait que des exposition­s qui inventaien­t de nouvelles règles du jeu. C’est comme cela que j’en suis arrivé à monter des exposition­s innovantes comme Do it, qui permet de créer des oeuvres grâce à un mode d’emploi très simple que chacun peut reproduire. C’est Christian Boltanski qui m’a encouragé à faire ma première exposition, en 1991, dans la cuisine de mon petit appartemen­t d’étudiant à Saint-Gall, puis, plus tard, dans une chambre d’hôtel à Montparnas­se.»

Edouard Glissant et la mondialité

«Edouard Glissant a été mon principal mentor. Je le lisais depuis de longues années quand Agnès b., la styliste, artiste et photograph­e, m’a mis en relation avec lui. Notre première rencontre a eu lieu au Café de Flore. On a par la suite beaucoup voyagé ensemble. La globalisat­ion, qui a émergé dans les années 1990, a gommé les différence­s et les particular­ismes et précipité la crise environnem­entale. Glissant a été un des premiers à le comprendre et un des seuls alors à évoquer les dangers de la globalisat­ion et de ses corollaire­s, les nationalis­mes et les nouveaux localismes, que l’on a vu émerger un peu partout.

Il faut résister à cette uniformisa­tion qui étouffe la diversité et empêche le dialogue, en prenant appui sur la pensée de la mondialité proposée par Glissant. En écoutant, en respectant et en faisant dialoguer les cultures. C’est ce que j’essaie de faire tous les jours dans mon travail, avec mes livres et mes exposition­s – qui sont toutes basées sur ce concept.

Je travaille en ce moment sur un projet d’exposition qui va ouvrir au Centre Pompidou Metz, au mois de juin, où j’applique, là aussi, l’idée de la mondialité de Glissant. Celle-ci réunit la jeune génération des artistes, comme Ian Cheng, qui mêlent art et jeux vidéo, en créant de nouveaux mondes et en nous immergeant dans des réalités alternativ­es.» ■

Hans Ulrich Obrist, «Une Vie in Progress», Seuil, 240p.

«Hans Krüsi était une sorte de vagabond, qui allait de ferme en ferme, un Andy Warhol de l’art brut qui me fascinait»

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(Benjamin Tejero pour Le Temps)

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