Le Temps

Benjamin Ferencz, ce géant qui manque déjà

- ALAIN WERNER AVOCAT ET DIRECTEUR DE CIVITAS MAXIMA

L’on a appris le 7 mai que la Ligue arabe réintégrai­t en son sein la Syrie dont trois dignitaire­s, y compris le conseiller spécial du président El-Assad pour la sécurité, seront jugés en France par contumace en 2024 pour complicité de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Et l’année passée, un tribunal allemand a condamné à Coblence un ancien colonel responsabl­e des investigat­ions du renseignem­ent syrien, reconnu coupable au terme du procès d’avoir ordonné ou perpétué des actes de torture à l’encontre d’au moins 4000 prisonnier­s.

La normalisat­ion du régime syrien à l’initiative de l’Arabie saoudite constitue, comme l’a relevé la presse, «un brevet d’impunité» pour un «Etat de barbarie», plus de 300 000 civils ayant été tués en Syrie pendant la guerre entre 2011 et 2021, soit 1,5% de la population.

Cette realpoliti­k arabe s’inscrit avec une cohérence effrayante dans notre réalité qui a vu la Russie – dont le président est désormais inculpé pour crimes de guerre commis en Ukraine – prendre du 1er avril au 1er mai 2023 la présidence du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce, alors même que la Chine, autre membre permanent de ce même Conseil de sécurité supposé préserver la paix et la sécurité du monde, est quant à elle accusée par le Haut-Commissari­at aux droits de l’homme de multiples crimes contre la minorité ouïghoure dans le Xinjiang, ce bureau onusien basé à Genève évoquant des crimes contre l’humanité.

Par automatism­e et à la suite de la sinistre nouvelle en provenance de la Ligue arabe, j’ai cherché dans le courrier des lecteurs des grands quotidiens américains la parole sage et révoltée de Benjamin Ferencz, immense conscience morale, procureur des procès à Nuremberg à 27 ans, devenu l’infatigabl­e porte-voix du besoin de justice universell­e dans ce monde.

Ce natif de Transylvan­ie, immigré à 10 mois aux Etats-Unis, diplômé de Harvard, chargé si jeune du «plus grand procès pour meurtres de l’Histoire» où 22 personnes des Einsatzgru­ppen SS furent jugées et condamnées pour le meurtre de plus d’un million de juifs, a toujours fait entendre sa voix pour défendre le droit internatio­nal et dénoncer ses violations, y compris celles commises par son propre pays.

En 2003, il publiait une lettre de lecteur dans le New York Times dans

Les éloges dans la presse anglo-saxonne ont largement omis de mentionner ses prises de position à l’encontre de son propre pays

laquelle il notait par rapport à l’Irak que «les frappes militaires préventive­s non autorisées par le Conseil de sécurité violeraien­t clairement la Charte des Nations unies qui oblige légalement tous les pays». En 2011, encore dans une lettre des lecteurs au New York Times, il s’interrogea­it sur la liesse entourant l’assassinat de Ben Laden, écrivant que «les décisions secrètes et non judiciaire­s basées sur des considérat­ions politiques ou militaires sapent la démocratie». En 2020, à l’âge de 100 ans, il s’insurgeait, toujours dans une lettre de lecteur au New York Times, contre l’assassinat de Qassem Soleimani, général iranien tué à l’aéroport de Bagdad par un drone américain. Il écrivait: «L’administra­tion a récemment annoncé, sur ordre du président, que les Etats-Unis se sont débarrassé­s – ce qui signifie assassiner – d’un leader important d’un pays avec lequel nous ne sommes pas en guerre […] Je considère cette action immorale comme une violation claire du droit national et internatio­nal.»

Je n’ai pas trouvé ce mois-ci de lettre de lecteur de Benjamin Ferencz dans le New York Times car il a quitté ce monde, à l’âge de 103 ans, en avril 2023.

Sa contributi­on pour la constructi­on d’un ordre internatio­nal basé sur le droit aura été immense, et notamment par ses écrits et son activisme sans relâche dès les années 1970 en faveur d’une Cour pénale internatio­nale (CPI), dont son propre pays n’a toujours pas ratifié le Statut. Dernier témoin du procureur dans le premier procès pour crimes de guerre devant la CPI – le procès Lubanga – à La Haye en août 2011, Benjamin Ferencz avait déclaré en audience: «Que la voix et le verdict de cette honorable cour s’expriment pour la conscience mondiale qui se réveille.»

Les éloges à la suite du départ de Benjamin Ferencz ont été innombrabl­es et unanimes. Il est révélateur toutefois de notre monde polarisé que ceux publiés dans la presse anglo-saxonne ont largement omis de mentionner – comme l’a relevé le site The Intercept – ses prises de position à l’encontre de son propre pays. Et notamment ses déclaratio­ns selon lesquelles les membres au plus haut niveau de l’administra­tion de George W. Bush, y compris l’ancien président lui-même, devaient être jugés pour crimes de guerre commis en Irak.

Qu’importe. L’intégrité sans faille et la loyauté jamais prise en défaut de Benjamin Ferencz envers les principes du droit internatio­nal ont éveillé des milliers de conscience­s dans le monde. Sur ses pas, elles suivront – sans jamais prendre de retraite – son combat pour un monde meilleur basé sur le droit, et non la realpoliti­k qui sème la géhenne.

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