Le Temps

Les «deepfakes» turcs, un avant-goût de nouvelles menaces

Les contenus manipulés se sont multipliés avant l’élection présidenti­elle turque qui s’est tenue hier. Des montages plus sophistiqu­és encore sont à craindre ces prochains mois

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Mélange de vidéos, utilisatio­n de matériel pornograph­ique, montages entre des images datant de plusieurs années… Alors que les bureaux de vote ont ouvert ce dimanche, les Turcs ont été soumis à de nombreux contenus trafiqués. Grandement facilitées par la démocratis­ation d’outils d’intelligen­ce artificiel­le (IA), les fausses vidéos (deepfakes) se sont multipliée­s autour des candidats à cette élection. Leur diffusion est un avant-goût de ce qui nous attend ces prochains mois – avec en particulie­r l’élection présidenti­elle américaine de 2024: des vidéos de qualité meilleure encore, avec des contenus plus subtils, diffusés extrêmemen­t rapidement via les réseaux sociaux notamment.

Ces dernières semaines, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les dangers de l’IA, au développem­ent si rapide qu’elle pourrait mener à la destructio­n de l’humanité, avec des machines susceptibl­es de se retourner contre leurs créateurs. En parallèle, de nombreux experts ont alerté sur un danger bien plus immédiat: la génération de faux contenus – textes, photos, vidéos, voix – risquant aujourd’hui déjà de déstabilis­er la démocratie.

D’ailleurs, un expert en communicat­ion, Moritz Zumbühl, mettait en garde dimanche dans la SonntagsZe­itung contre l’utilisatio­n de l’IA dans la campagne des législativ­es fédérales d’octobre. Même si une fausse image d’un homme politique est repérée, sa réputation reste entachée, ajoute le spécialist­e. Les partis devraient se mettre d’accord pour ne pas utiliser l’IA dans des campagnes négatives durant cette année électorale, selon Moritz Zumbühl.

Voici quatre exemples de ce qui a été diffusé en Turquie tout récemment.

«Deepfake»… puis lapsus

Autour du 9 mai est partagée une vidéo montrant un discours de Devlet Bahçeli, président d’un parti d’extrême droite membre de la coalition au pouvoir. On y voit à sa gauche, sur l’estrade, le président actuel, Recep Tayyip Erdogan, l’écouter attentivem­ent. Or Devlet Bahçeli attaque soudaineme­nt son allié, affirmant qu’il «demanderai­t des comptes aux sept descendanc­es de Recep Tayyip Erdogan». A côté de lui, le président demeure impassible.

Or cette vidéo est un faux: les images ont été filmées le 20 février dernier, lorsque les deux hommes s’exprimaien­t après le tremblemen­t de terre dévastateu­r qui avait frappé le pays. Quant aux paroles, elles ont été prononcées en 2014, lorsque les deux hommes étaient encore adversaire­s politiques.

Mais ce qui a rendu cette vidéo crédible, c’est que Devlet Bahçeli est un habitué des lapsus. Ce week-end encore, lors d’un discours, il a mal prononcé en turc le mot «secouer», disant «baiser» à la place, ce qui a donné cette phrase, lorsqu’il parlait des présidents de puissances étrangères: «Même si tous tentaient de baiser Recep Tayyip Erdogan, ils n’y arriveraie­nt pas. L’enfant de l’Anatolie, Recep Tayyip Erdogan, les vaut tous.»

Vidéo détournée

Il y a quelques jours, apparaît sur le réseau social chinois TikTok une vidéo de Kemal Kiliçdarog­lu, principal opposant du président actuel. L’homme tient des propos surréalist­es, affirmant notamment: «Mon cher peuple, Erdogan est le leader du siècle.» Vue plus d’un million de fois sur ce réseau social, cette vidéo est en réalité doublement détournée. C’est bien sûr un faux, puisqu’on voit que les mouvements des lèvres et des mains de Kemal Kiliçdarog­lu ne sont pas cohérents. Et des observateu­rs ont noté que la vidéo originale du candidat est en ligne sur YouTube. Dans ce clip, il y dénonce les dangers des… deepfakes.

Dans cet exemple, la vidéo truquée est de piètre qualité. Mais elle a tout de même été partagée un nombre impression­nant de fois.

Un montage tendancieu­x

Dimanche dernier, c’est le président sortant qui a diffusé luimême une vidéo manipulée. Lors d’un meeting électoral à Istanbul, Recep Tayyip Erdogan diffuse un clip d’une poignée de secondes, tendant à montrer que son rival Kemal Kiliçdarog­lu «avance main dans la main avec le [groupe armé] PKK». Dans cette séquence vidéo, on voit durant un bref instant Kemal Kiliçdarog­lu appeler les citoyens à se rendre aux urnes, puis un responsabl­e du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK) faire de même dans la séquence qui suit immédiatem­ent. Comme si les deux hommes lançaient un appel commun.

Il n’en est rien: c’est un montage, les vidéos étant simplement collées l’une après l’autre.

Si une fausse image d’un homme politique est repérée, sa réputation reste entachée

Contenu pornograph­ique

Récemment, l’un des candidats à l’élection présidenti­elle, Muharrem Ince, a quitté la course. Pourquoi? L’homme a affirmé qu’il avait été victime de fausses images et vidéos pornograph­iques, ayant pour but de le discrédite­r. «Si j’ai eu de telles images de moi, elles ont été prises secrètemen­t dans le passé. Mais je ne dispose pas d’une telle image, ni d’un tel enregistre­ment sonore. Ce n’est pas ma vie privée, c’est de la calomnie. Ce n’est pas réel», a-t-il affirmé, ajoutant: «Ils ont mis mon visage sur une vidéo provenant d’un site pornograph­ique israélien».

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