«L’encadrement du lobbying est trop laxiste»
UNION EUROPÉENNE Dans un livre fraîchement paru, le journaliste Jean Compte décrypte un écosystème qui s’avère être l’eldorado des groupes d’intérêt
Au coeur du lobbying européen: dans ce livre qui vient de paraître aux Presses universitaires de Liège, Jean Comte, journaliste pour le média Contexte, décortique le fonctionnement de l’Union européenne à travers les groupes d’intérêt qui gravitent autour de Bruxelles. Plus de 25000 personnes travaillent dans ce secteur et tentent au quotidien d’influencer le travail des institutions. Mais la transparence n’est pas ce qui caractérise le plus cette activité.
«Il faut développer la culture de la transparence à Bruxelles»
Les institutions européennes ont «construit un système qui fait intervenir les lobbys directement et proactivement à tous les niveaux de l’élaboration des lois», écrivez-vous. Vous parlez même de «quiproquo institutionnalisé». Leur influence est-elle à ce point considérable? Elle est assurément importante, car les lobbys à Bruxelles ne sont pas seulement des spectateurs qui tentent tant bien que mal de donner leur avis sur les projets législatifs, mais bien des engrenages essentiels dans la machine. «Vous n’êtes pas juste un rouage dans la machine. Vous êtes en fait la machine elle-même», résumait la médiatrice de l’UE en 2021. L’ampleur du lobbying à Bruxelles ne s’explique ainsi pas seulement par la volonté de certains acteurs d’influencer le droit via des stratégies de mobilisation de ressources humaines et financières considérables, mais aussi par leur inscription au sein d’un écosystème qui les associe étroitement à l’élaboration des politiques publiques.
Cette influence est-elle avant tout le fait d’institutions européennes faibles et sous-dotées en personnel? Pas uniquement, mais c’est un élément important. La Commission européenne compte environ 32000 employés, soit autant qu’une grande ville et moins qu’un ministère – le Ministère français de l’écologie a par exemple plus de 40000 employés. Se reposer sur des équipes aussi petites conduit nécessairement ces dernières à faire le meilleur usage possible de l’expertise qu’elles trouvent à l’extérieur, par exemple celle que les lobbys sont prêts à offrir.
Iriez-vous jusqu’à dire que sans les lobbys qui la nourrissent, la Commission ne pourrait pas fonctionner efficacement? Je ne sais pas si j’irais jusqu’à dire cela, mais sans les lobbys la Commission élaborerait en effet ses projets de texte de façon très différente. Cela dit, le fait qu’elle s’appuie sur ces représentants d’intérêt n’est pas en soi une mauvaise chose: les secteurs économiques que l’UE régule sont complexes, et il est normal que la Commission cherche à les comprendre avant de les réguler.
Quels sont les risques d’un poids trop important des lobbys? Avez-vous des exemples concrets de dérives ou de conflits d’intérêts majeurs? Le problème survient si la Commission n’est pas en mesure de prendre de la distance par rapport à ce que disent ces derniers. C’est le scénario de la «capture réglementaire», un risque qui peut exister si la Commission continue d’assumer de plus en plus de responsabilités alors que ses effectifs diminuent. L’autre problème à mon sens est l’encadrement trop laxiste du lobbying. Il n’y a pas de régulation en tant que telle pour les représentants d’intérêts, et peu de contrôle des données que ces derniers indiquent sur le registre dédié. Il y a quelques années, j’avais ainsi découvert que des entreprises comme Dassault ou Atos déclaraient des montants de lobbying complètement erronés, respectivement 10000 et 50000 euros dépensés en lobbying, alors que les sommes réelles oscillaient entre 200000 et 300000 euros pour Dassault et entre 900000 et 1 million d’euros pour Atos!
Le Qatargate a récemment terni l’image du Parlement européen. Quelle est votre analyse concernant ce type d’influence étrangère poussée à son extrême? Le Qatargate n’est-il que le sommet de l’iceberg? Je pense qu’il faut différencier le Qatargate – un scandale de corruption – de la pratique ordinaire du lobbying – une activité légitime, qui a une certaine utilité, et surtout qui est légale. Cela dit, ce scandale rappelle en effet que les Etats tiers font également du lobbying et tentent d’influencer l’UE.
Quelles sont vos solutions pour éviter de telles dérives, à la fois au niveau des lobbys et des agents étrangers qui ne reculent devant rien pour étendre leur influence? Le plus important est de renforcer l’encadrement du lobbying. D’abord en s’assurant que les règles existantes seront appliquées. Trop de commissaires européens ne publient pas la liste de leurs rendez-vous avec les lobbyistes, ou de fonctionnaires que la Commission laisse partir dans le privé sans contrôler qu’ils ne font pas de lobbying auprès de leurs anciens collègues. On peut ensuite réfléchir à un renforcement des règles. Il faut à mon sens rendre l’inscription au registre obligatoire pour chaque lobbyiste et exiger des données financières plus précises. La liste de leurs rendez-vous devrait aussi être intégralement publiée, y compris ceux avec les fonctionnaires des échelons inférieurs de la Commission car ce sont eux qui écrivent les textes juridiques. Enfin, le tout devrait être accompagné d’un robuste système de contrôle et, le cas échéant, de sanctions.
Est-il vraiment possible de réguler et de contrôler efficacement les lobbys? Oui, bien sûr. Les institutions européennes disent quelquefois ne pas avoir les bases légales pour cela, c’est-à-dire ne pas avoir reçu les pouvoirs de les réguler selon les traités européens. Mais cela n’empêche pas de réfléchir à des méthodes alternatives, comme renforcer les règles relatives au pantouflage et aux conflits d’intérêts, étendre les contrôles et, de façon plus générale, développer la culture de la transparence à Bruxelles.
▅