Le Temps

L’utilité des adages boursiers dans des marchés compliqués

- ALFREDO PIACENTINI, DECALIA

Comme chaque année à pareille époque, le célèbre dicton «sell in May and go away» refleurit de partout. L’occasion de questionne­r les fondements théoriques et l’éventuelle validation empirique de différente­s maximes vieilles comme le monde boursier. Et de voir si elles peuvent encore être d’une quelconque utilité dans le contexte actuel, et pour le moins complexe, des marchés financiers.

Commençons par la prétendue saisonnali­té des marchés. L’investisse­ur devrait-il vraiment solder ses positions en actions au mois de mai, pour ne s’y réintéress­er qu’une fois arrivés les frimas automnaux? Et le «rallye de décembre» est-il un mythe ou une réalité?

Du point de vue fondamenta­l, le mois de mai suit la période d’annonces des résultats du premier trimestre. Un argument pour une détériorat­ion de la performanc­e des indices boursiers pourrait donc être une déception des investisse­urs quant aux chiffres publiés, ou aux perspectiv­es évoquées par les sociétés pour le reste de l’exercice. Voire simplement si, dans les cycles de forte conjonctur­e, les bonnes nouvelles sont déjà largement intégrées dans les cours dès lors que les bénéfices des trois premiers mois de l’année ont été rendus publics.

Quant au mois de décembre, il est vrai que c’est une période durant laquelle les sociétés et fonds de pension ont tendance à ajuster leur bilan et vouloir montrer, à la clôture annuelle des comptes, qu’elles détiennent les actions vedettes de l’année écoulée – quitte à doper encore un peu plus leurs cours. Réaliser des moins-values sur des titres qui ont mal performé peut aussi réduire leur facture fiscale.

Voilà pour la théorie. La réalité est cependant tout autre. Depuis 1985, de tous les mois de mai, 76% se sont inscrits en hausse pour l’indice S&P 500, c’est-à-dire trois années sur quatre, avec une performanc­e médiane de 1,2%. Laquelle est d’ailleurs très proche de celle du mois de décembre sur la même période!

Bref, si certaines divergence­s de performanc­e peuvent effectivem­ent être observées selon le mois de l’année, les statistiqu­es ne peuvent pas être considérée­s comme significat­ives et n’apportent pas d’eau au moulin des tenants d’une saisonnali­té des marchés.

La tendance, une amie?

Autre dicton boursier très populaire: «the trend is your friend», que l’on pourrait traduire par «rien ne sert d’aller contre le vent». Il s’agit là de reconnaîtr­e combien une dynamique de marché peut s’avérer puissante, à la hausse comme à la baisse. Ce phénomène a vraisembla­blement été accentué par la part grandissan­te de gestion indicielle. Les flux entrants dans un ETF sont investis selon les poids des composants de l’indice sous-jacent, renforçant la performanc­e des titres qui ont déjà le plus progressé et pénalisant les derniers de la cote – et ce indépendam­ment de leurs fondamenta­ux ou de leurs ratios de valorisati­on.

L’essor de l’investisse­ment algorithmi­que, basé essentiell­ement sur des signaux boursiers, ainsi que des plateforme­s de trading en ligne, qui ont amené un public plus inexpérime­nté, donc plutôt suiveur par nature, sont d’autres facteurs pouvant expliquer la persistanc­e de certaines tendances de marché.

La tech et le franc

Un exemple marquant est la surperform­ance colossale de la technologi­e entre 2008 et 2022. Sans exposition à ce secteur durant cette période, point de salut pour l’investisse­ur. De même, tenter de prendre le contre-pied de la tendance résolument haussière du franc suisse contre euro au cours des dernières années aurait été contre-productif – en dépit de tous les efforts de la BNS.

Tout observateu­r avisé des marchés aura constaté que les mauvaises nouvelles viennent rarement seules

Cela étant, lorsqu’un mouvement perdure excessivem­ent, au point de se transforme­r en bulle déconnecté­e des réalités fondamenta­les ou, à la baisse, d’atteindre des niveaux de négativité et de sous-valorisati­on excessifs, il faut aussi savoir s’en détacher. Sinon, l’ami risque bien de se transforme­r en ennemi. En témoignent la sous-performanc­e marquée de l’indice Nasdaq (fortement exposé aux valeurs technologi­ques) en 2022 et la renaissanc­e du pétrole en avril 2020.

Le couteau qui tombe

«Never catch a falling knife» (ne jamais attraper un couteau qui tombe) pourrait être considéré comme le corollaire du précédent adage. Puisque la persistanc­e d’une tendance vaut généraleme­nt aussi dans le sens baissier, rien ne sert de se précipiter pour acheter un titre ou un indice aux premiers stades de sa correction.

Tout observateu­r avisé des marchés aura constaté que les mauvaises nouvelles viennent rarement seules, et qu’un accroc dans le parcours d’une société tend à enclencher une spirale négative longue, parfois même impossible à enrayer (l’exemple de Credit Suisse venant bien sûr immédiatem­ent à l’esprit).

Mais là encore, la réalité empirique n’est pas si tranchée. En 1987, par exemple, le krach boursier a été une affaire d’un jour seulement. Et plus récemment, le fort repli des marchés actions au début de la pandémie de Covid-19 a duré à peine plus d’un mois. Les investisse­urs qui ont renforcé leur exposition assez vite dans cette correction ont été ensuite gratifiés d’un doublement de l’indice S&P 500 sur les 21 mois suivants.

Le canon et le clairon

Terminons par un dicton boursier malheureus­ement rendu d’actualité par la guerre en Ukraine: «acheter au son du canon, vendre au son du clairon». Faut-il vraiment renforcer la part des actifs risqués dans un portefeuil­le lorsque l’inquiétude et l’incertitud­e sont à leur paroxysme, pour les revendre une fois la paix revenue?

Si une telle approche peut faire sens d’un point de vue contrarian, relevons qu’elle est directemen­t contradict­oire avec les deux adages boursiers précités. Et surtout, une fois encore, qu’elle n’est pas systématiq­uement étayée par les faits.

En guise de conclusion, permettez au vétéran des marchés financiers que je suis de partager son sentiment. Il est vraiment exceptionn­el de vivre un tel enchaîneme­nt de crises, plus graves les unes que les autres, et de devoir suivre des rotations sectoriell­es aussi marquées et rapides qu’au cours des deux dernières années. La tentation de se tourner vers une gestion indicielle, ou de se raccrocher à quelques anciennes maximes, peut être grande. L’histoire démontre cependant que la gestion active et l’analyse fondamenta­le – dont je suis toujours un fervent défenseur – restent la meilleure façon de gérer son patrimoine. ■

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