A l’EPFL, les visages bétonnés de la résilience ukrainienne
Une exposition édifiante cartographie à Lausanne les ravages causés par les frappes russes sur le paysage urbain ukrainien. Et capture les stratégies de résistance mises en place par le gouvernement et la population locale
De toutes les images qui ont circulé dans la presse et sur les réseaux depuis le début de l'invasion russe et du conflit armé, les clichés montrant les bâtiments civils ravagés par les raids sont sans doute parmi les plus emblématiques de la violence perpétrée à l'égard de la culture et du patrimoine ukrainiens. Telle est du moins la position soutenue par Elena Orap, architecte originaire de Kiev, dans une exposition conçue avec Estefania Mompean Botias, spécialiste de la question de l'urgence en architecture. Le tandem poursuit un double objectif: alerter sur l'ampleur du désastre, tout en célébrant les ressources insoupçonnées que déploie, jour après jour, la société ukrainienne pour résister à l'invasion.
Disposés à travers le foyer du bâtiment d'architecture de l'EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne), de denses panneaux explicatifs fournissent un contexte théorique aux photographies dévoilées. Si le discours souffre parfois d'un académisme un peu ampoulé, on salue néanmoins la rigueur et l'objectivité du regard ukrainien d'Elena Orap dans son traitement d'une problématique qu'on devine extrêmement sensible. Les clichés, saisissants, se chargent pour leur part de traduire une fragilité qui se vit le poing levé, tout en occasionnant au passage une réflexion plus large sur les rapports entre patrimoine historique et société moderne.
Les effondrements massifs de panelkas, ces immeubles résidentiels en béton préfabriqué qui définissent encore l'urbanisme de l'ex-URSS, soulignent d'une part la désolante vulnérabilité de ces habitations, mais ouvrent d'autre part la voie à de nouvelles perspectives en matière de construction de logement. De la destruction naît ainsi une volonté de rebâtir, mais autrement, en privilégiant un assemblage solide et un dessin contemporain qui feraient table rase du morne héritage de l'ère soviétique.
Un patrimoine à défendre
A l'inverse, d'autres images attestent d'un élan commun de préservation d'un patrimoine cher à la population. A Kiev, la statue de Dante Alighieri croule sous les sacs de sable, destinés à la protéger de l'impact et du souffle des explosions: seule dépasse la tête du vénérable Florentin. Le monument à la princesse Olga apparaît, lui, entièrement momifié et proprement méconnaissable. Grâce à une levée de fonds effectuée auprès des habitants, l'ONG Maps of Renovation a sécurisé les vitraux du funiculaire de Kiev, petit fleuron de la capitale.
Ces interventions se manifestent dans le sillage de bombardements destructeurs menés par l'armée russe contre des bâtiments ukrainiens investis d'une signification particulière. «Lorsque leur avancée a été freinée et que leur offensive a commencé à stagner, les Russes se sont mis à cibler des édifices administratifs, des institutions étatiques, dans le but de saper le système de gouvernance ukrainien», avance Elena Orap. La frappe dirigée contre la tour de télévision de Kiev fournit un exemple d'action militaire résultant d'une stratégie similaire, menée cette fois contre la presse dans un effort pour museler le discours médiatique et affaiblir la cohésion nationale. L'attaque a raté sa cible, pour atterrir dans le mémorial de Babi Yar dédié aux victimes de la Shoah, ce qui n'a pas manqué de susciter la colère du président Zelensky et du peuple ukrainien.
Une section de l'exposition rappelle encore l'hémorragie migratoire que connaît le pays, avec ses 8 millions d'habitants partis chercher refuge ailleurs en Europe. A Kiev, ceux qui restent doivent composer avec un quotidien dans lequel les bouches de métro, reconverties en abris antiaériens, se retrouvent régulièrement prises d'assaut à l'annonce de raids russes, où les fenêtres des maisons volent en éclat en dépit du ruban adhésif avec lequel on renforce les carreaux, et où les ascenseurs sont équipés de provisions pour plusieurs jours en cas de panne générale.
Partir ou rester
Anna Lepeshkova, la jeune photographe basée à Kiev à qui l'on doit certains des clichés de l'exposition, médite la question qu'on s'est enhardi à lui poser: a-t-elle songé à s'exiler, elle aussi? «J'y ai pensé, comme tout le monde. Mais pourquoi est-ce que ce serait à moi de partir?» Sans enfants à charge, sa situation actuelle la laisse libre de faire ses propres choix. Et puis, à la capitale, on n'est pas confronté à la même réalité que dans le Donbass, près de la ligne de combat. «Ici, la vie continue. Les cafés sont ouverts, les gens vont au travail ou travaillent dans les bouches de métro, qu'on a équipées de prises et d'une connexion internet.» Et de conclure, avec espoir: «Si tout ça montre bien une chose, c'est que l'être humain porte en lui la capacité de s'adapter à tout.» ■
A Kiev, la statue de Dante croule sous les sacs de sable destinés à la protéger des explosions