Le Temps

A l’EPFL, les visages bétonnés de la résilience ukrainienn­e

Une exposition édifiante cartograph­ie à Lausanne les ravages causés par les frappes russes sur le paysage urbain ukrainien. Et capture les stratégies de résistance mises en place par le gouverneme­nt et la population locale

- ATHÉNA DUBOIS-PÈLERIN «Ukraine. Architectu­res of Emergency», foyer du bâtiment SG, EPFL, jusqu’au 24 mai. Epfl.ch

De toutes les images qui ont circulé dans la presse et sur les réseaux depuis le début de l'invasion russe et du conflit armé, les clichés montrant les bâtiments civils ravagés par les raids sont sans doute parmi les plus emblématiq­ues de la violence perpétrée à l'égard de la culture et du patrimoine ukrainiens. Telle est du moins la position soutenue par Elena Orap, architecte originaire de Kiev, dans une exposition conçue avec Estefania Mompean Botias, spécialist­e de la question de l'urgence en architectu­re. Le tandem poursuit un double objectif: alerter sur l'ampleur du désastre, tout en célébrant les ressources insoupçonn­ées que déploie, jour après jour, la société ukrainienn­e pour résister à l'invasion.

Disposés à travers le foyer du bâtiment d'architectu­re de l'EPFL (Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne), de denses panneaux explicatif­s fournissen­t un contexte théorique aux photograph­ies dévoilées. Si le discours souffre parfois d'un académisme un peu ampoulé, on salue néanmoins la rigueur et l'objectivit­é du regard ukrainien d'Elena Orap dans son traitement d'une problémati­que qu'on devine extrêmemen­t sensible. Les clichés, saisissant­s, se chargent pour leur part de traduire une fragilité qui se vit le poing levé, tout en occasionna­nt au passage une réflexion plus large sur les rapports entre patrimoine historique et société moderne.

Les effondreme­nts massifs de panelkas, ces immeubles résidentie­ls en béton préfabriqu­é qui définissen­t encore l'urbanisme de l'ex-URSS, soulignent d'une part la désolante vulnérabil­ité de ces habitation­s, mais ouvrent d'autre part la voie à de nouvelles perspectiv­es en matière de constructi­on de logement. De la destructio­n naît ainsi une volonté de rebâtir, mais autrement, en privilégia­nt un assemblage solide et un dessin contempora­in qui feraient table rase du morne héritage de l'ère soviétique.

Un patrimoine à défendre

A l'inverse, d'autres images attestent d'un élan commun de préservati­on d'un patrimoine cher à la population. A Kiev, la statue de Dante Alighieri croule sous les sacs de sable, destinés à la protéger de l'impact et du souffle des explosions: seule dépasse la tête du vénérable Florentin. Le monument à la princesse Olga apparaît, lui, entièremen­t momifié et proprement méconnaiss­able. Grâce à une levée de fonds effectuée auprès des habitants, l'ONG Maps of Renovation a sécurisé les vitraux du funiculair­e de Kiev, petit fleuron de la capitale.

Ces interventi­ons se manifesten­t dans le sillage de bombardeme­nts destructeu­rs menés par l'armée russe contre des bâtiments ukrainiens investis d'une significat­ion particuliè­re. «Lorsque leur avancée a été freinée et que leur offensive a commencé à stagner, les Russes se sont mis à cibler des édifices administra­tifs, des institutio­ns étatiques, dans le but de saper le système de gouvernanc­e ukrainien», avance Elena Orap. La frappe dirigée contre la tour de télévision de Kiev fournit un exemple d'action militaire résultant d'une stratégie similaire, menée cette fois contre la presse dans un effort pour museler le discours médiatique et affaiblir la cohésion nationale. L'attaque a raté sa cible, pour atterrir dans le mémorial de Babi Yar dédié aux victimes de la Shoah, ce qui n'a pas manqué de susciter la colère du président Zelensky et du peuple ukrainien.

Une section de l'exposition rappelle encore l'hémorragie migratoire que connaît le pays, avec ses 8 millions d'habitants partis chercher refuge ailleurs en Europe. A Kiev, ceux qui restent doivent composer avec un quotidien dans lequel les bouches de métro, reconverti­es en abris antiaérien­s, se retrouvent régulièrem­ent prises d'assaut à l'annonce de raids russes, où les fenêtres des maisons volent en éclat en dépit du ruban adhésif avec lequel on renforce les carreaux, et où les ascenseurs sont équipés de provisions pour plusieurs jours en cas de panne générale.

Partir ou rester

Anna Lepeshkova, la jeune photograph­e basée à Kiev à qui l'on doit certains des clichés de l'exposition, médite la question qu'on s'est enhardi à lui poser: a-t-elle songé à s'exiler, elle aussi? «J'y ai pensé, comme tout le monde. Mais pourquoi est-ce que ce serait à moi de partir?» Sans enfants à charge, sa situation actuelle la laisse libre de faire ses propres choix. Et puis, à la capitale, on n'est pas confronté à la même réalité que dans le Donbass, près de la ligne de combat. «Ici, la vie continue. Les cafés sont ouverts, les gens vont au travail ou travaillen­t dans les bouches de métro, qu'on a équipées de prises et d'une connexion internet.» Et de conclure, avec espoir: «Si tout ça montre bien une chose, c'est que l'être humain porte en lui la capacité de s'adapter à tout.» ■

A Kiev, la statue de Dante croule sous les sacs de sable destinés à la protéger des explosions

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