Le Temps

Les limites des grandes alliances de droite

- PASCAL SCIARINI DOYEN, FACULTÉ DES SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

A Genève, la droite populiste (UDC et MCG) a déploré l'échec de la grande alliance concoctée après le premier tour de l'élection du Conseil d'Etat et s'est offusquée d'avoir été réduite au rôle de «porteur d'eau». De fait, il est difficile de contester que les bénéfices de la grande alliance de droite – du Centre à l'UDC, en passant par le PLR et le MCG – ont été très inégalemen­t répartis: cette alliance a fortement contribué à l'élection des deux candidates du PLR et de la candidate du Centre, mais elle a laissé sur le carreau les deux candidats MCG et UDC. En clair, les électeurs et électrices du MCG et de l'UDC ont bien plus joué le jeu de l'alliance que ceux et celles du Centre et du PLR.

Il serait tentant de conclure que l'insuccès de la droite genevoise est dû au manque de crédibilit­é d'une alliance bricolée à la va-vite, dans l'entre-deux tours. Et il serait aussi tentant d'invoquer le succès de cette recette électorale dans d'autres cantons (dont Berne, Fribourg et Vaud l'an dernier) pour vanter ses mérites. Ce serait d'abord oublier que sur Vaud, le succès de l'alliance n'a été que partiel – elle a certes permis à la droite de reconquéri­r la majorité au gouverneme­nt, mais elle a laissé le candidat UDC sur la touche – et ce serait ensuite faire fi de la difficulté plus systématiq­ue de l'UDC à obtenir dans les gouverneme­nts cantonaux une représenta­tion conforme à sa force parlementa­ire.

Dans les cantons, une logique dite de «proportion­nalité volontaire» (freiwillig­e Proporz) a longtemps prévalu. Même si les gouverneme­nts cantonaux étaient élus directemen­t par le peuple et, presque partout, au système majoritair­e, le principe de concordanc­e s'y est aussi imposé: dans un souci de gouvernabi­lité, c'est-à-dire par peur des blocages référendai­res, les grands partis (de droite) évitaient de revendique­r tous les sièges au gouverneme­nt et préféraien­t laisser un peu de place aux autres partis (de gauche), afin de les rendre coresponsa­bles de l'action gouverneme­ntale. En parallèle à la montée en puissance de l'UDC et à la polarisati­on de la politique suisse, les élections des gouverneme­nts cantonaux sont devenues plus disputées. Conséquenc­e de sa «droitisati­on», l'UDC s'est distanciée de ses alliés habituels – principale­ment le PLR, subsidiair­ement le PDC –, ce qui a ici ou là, amené ces partis à dénoncer leur alliance avec l'UDC. Ailleurs, les alliances électorale­s ont été maintenues, mais elles n'ont pas toujours produit les effets attendus, les candidats UDC étant perçus comme trop extrêmes par les électeurs de la droite modérée.

Résultat des courses: sur l'ensemble de la Suisse, l'UDC reste sous-représenté­e dans les exécutifs cantonaux en comparaiso­n de sa force parlementa­ire. Premier parti dans les parlements cantonaux depuis plus de vingt

L’UDC reste sous-représenté­e dans les exécutifs cantonaux en comparaiso­n de sa force parlementa­ire

ans, l'UDC ne pointe qu'en quatrième position dans les gouverneme­nts cantonaux. L'écart entre sa part de sièges dans les parlements et dans les gouverneme­nts cantonaux a atteint des sommets entre 2005 et 2015 (7 à 9 points de pourcentag­e selon les années) et demeure, aujourd'hui encore, élevé (4 points de pourcentag­es en 2023).

Les divisions de la droite ont non seulement affaibli l'UDC, mais elles ont aussi fait le jeu de la gauche: longtemps sous-représenté dans les gouverneme­nts cantonaux, le PS y est, depuis la fin des années 2000, surreprése­nté (6 à 7 points de pourcentag­e de sièges de plus dans les gouverneme­nts que dans les parlements cantonaux entre 2010 et 2020, 3 points en 2023). Les autres gagnants du découpage fédéralist­e et de la logique majoritair­e à l'oeuvre dans les élections des exécutifs cantonaux sont le PLR et le PDC/Le Centre qui, aujourd'hui comme hier, y obtiennent une part sensibleme­nt plus élevée de sièges que leur force parlementa­ire (de 5 à 8 points de pourcentag­e, selon les années).

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on observe des différence­s similaires, en plus prononcé encore, entre la compositio­n du Conseil national, élu dans la plupart des cantons au système proportion­nel, et celle du Conseil des Etats, élu dans tous les cantons sauf deux au système majoritair­e: depuis le début des années 2000, la part de sièges détenue par l'UDC dans la Chambre des cantons reste inférieure de moitié à sa part de sièges dans la Chambre du peuple; à l'inverse, le PLR et le PDC/Le Centre sont deux fois plus représenté­s au Conseil des Etats qu'au Conseil national.

On sait depuis longtemps que la «droitisati­on» de l'UDC et son profil très marqué sont une arme à double tranchant. Puissant facteur de mobilisati­on, ce profil fait sa force dans les élections au système proportion­nel, mais se retourne contre elle dans les élections au système majoritair­e, en limitant les possibilit­és d'alliance et/ou la capacité de ses candidats à «ratisser large». L'UDC fait donc face à un dilemme: pour tirer parti des alliances de droite et cesser d'être le faire-valoir de ses partenaire­s dans les élections à la majoritair­e, elle devrait adoucir son profil, mais au risque alors d'affaiblir sa capacité de mobilisati­on dans les élections à la proportion­nelle.

Le PLR et le PDC/Le Centre se trouvent dans une situation exactement inverse de celle de l'UDC: leur profil modéré est un atout dans les élections au système majoritair­e, car il facilite la conclusion d'alliances et rend leurs candidats éligibles aux yeux d'un large spectre de l'électorat, mais constitue un handicap dans les élections au système proportion­nel, car il amoindrit leur capacité de mobilisati­on.

Pour augmenter ses chances et renforcer le poids des partis centristes au Conseil national, Le Centre a signé début mai une stratégie générale d'apparentem­ent avec le parti vert'libéral et le Parti évangéliqu­e. Pour le Conseil des Etats, les stratégies d'alliance des partis seront définies au niveau cantonal. Mais à cinq mois des élections fédérales, l'horizon des grandes alliances de droite paraît relativeme­nt bouché.

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