Sur le marché du bio, des frictions entre rentabilité et convictions
Les tensions sont récurrentes au sein de l’association Bio Suisse. Au coeur des discussions, le poids de la Coop, principal distributeur des produits labellisés Bourgeon, qui pousserait à l’élargissement des directives
La forte dépendance de Bio Suisse à Coop génère des tensions au sein de l'association et les voix critiques se font de plus en plus fortes, selon la SonntagsZeitung, qui publie un dossier sur le sujet ce dimanche. Une proximité entre le détaillant et la faîtière de la production biologique qui serait, entre autres, responsable de la cherté des produits labellisés Bourgeon.
En effet, selon les calculs de l'Office fédéral de la statistique, les produits bios coûtent, en Suisse, 50% de plus que les produits conventionnels. «C'est inadmissible», déplore au Temps Christian Rossel, l'un des premiers viticulteurs romands à avoir obtenu le label Demeter pour son exploitation en biodynamie. «Les grandes surfaces s'en mettent plein les poches, alors que les producteurs, sur qui reposent tous les efforts, ne touchent pas beaucoup plus. Toute la marge va chez les revendeurs. Il y a un malaise», explique celui qui travaille en utilisant des méthodes naturelles depuis des années, mû par sa seule conviction.
Des millions de francs en jeu
Les frictions au sein de Bio Suisse ne sont pas nouvelles, elles se sont accentuées en 2021 lors de la campagne sur les initiatives «Pour une Suisse sans pesticides» et «Pour une eau potable propre», balayées par le peuple le 13 juin de la même année. Les agriculteurs conventionnels avaient déployé des moyens phénoménaux pour faire échouer ces initiatives.La prise de position de Bio Suisse contre celle sur l'eau potable propre avait suscité l'incompréhension et la démission de nombreux membres. «Cette décision m'a écoeuré», confie Christian Rossel, qui regrette que cette initiative ait ainsi scindé le monde agricole. Il est néanmoins resté membre de Bio Suisse.
Les sources de mécontentement des producteurs bios naissent essentiellement du fait que l'association, initialement composée de personnes convaincues, s'est transformée en un grand appareil administratif. Et que, de facto, les intérêts économiques priment. Fondée en 1981 par les pionniers de la culture biologique, Bio Suisse génère désormais un chiffre d'affaires de 22,6 millions de francs, emploie 93 collaborateurs, dispose de réserves de 3,6 millions de francs et compte 7560 membres. Un acteur est avant tout pointé du doigt comme étant à l'origine de cette évolution: Coop.
Selon les membres démissionnaires d'outre-Sarine cités dans la SonntagsZeitung, au cours des dernières années, de nombreuses exploitations agricoles se seraient converties au bio pour des raisons économiques, motivées par la demande croissante du numéro deux du commerce de détail en Suisse. Les droits de licence sont de loin la plus grande source de revenus de Bio Suisse, qui a ainsi gagné 13,8 millions de francs l'année dernière. Selon l'association, les détaillants paient 0,9% de droits de licence sur le chiffre d'affaires qu'ils réalisent avec la vente de produits labellisés Bourgeon. Plusieurs sources ont confirmé à la SonntagsZeitung que jusqu'à 80% de ces 13,8 millions de francs sont versés à Bio Suisse directement ou indirectement (via des fournisseurs comme Emmi) par Coop. Soit en 2022 entre 7 et 10 millions de francs. Le distributeur dément ces chiffres, tout en refusant de donner des indications précises, selon le journal dominical alémanique.
L'accroissement du nombre d'exploitations labellisées aurait, toujours selon certains dissidents, poussé Bio Suisse à élargir ses directives. Certes, l'association est considérée comme stricte en comparaison internationale, mais elle accorderait aussi de plus en plus d'exceptions.
Ainsi, les agriculteurs bios peuvent, dans certains cas, se rabattre sur des intrants conventionnels, à condition que les biologiques ne soient pas disponibles. Ce qui a le don d'en agacer certains.
La question du traitement du lait a également fait débat à la fin des années 1990, lorsque Bio Suisse a autorisé le lait UHT (pasteurisé à très haute température). En effet, le cahier des charges stipule aujourd'hui encore que le bio doit toujours utiliser la forme de transformation la plus douce, soit la pasteurisation. Coop avait exigé du UHT et après quelques mois de lutte, Bio Suisse avait accepté de céder. La faîtière se défend dans les colonnes du SonntagsZeitung en soulignant que ses «directives comptent parmi les plus strictes au monde et imposent des exigences élevées aux paysans».
Christian Rossel, pourtant pionnier en la matière, n'a pas constaté, dans la pratique, d'élargissement des directives au fil des années. Il précise, en outre, que toutes les modifications sont discutées et doivent être validées par l'assemblée des délégués, qui réunit des membres de chaque canton. En revanche, il observe que certains membres peinent à se faire à cette démocratisation du bio, qui n'est plus un produit de niche comme il a pu l'être auparavant.
Bien que critique face aux pratiques des grandes surfaces, le viticulteur souligne néanmoins le rôle majeur qu'a joué la Coop dans le développement de l'agriculture biologique. Notamment en finançant la recherche pour de nouvelles variétés et techniques de culture depuis la fin des années 1980, à l'heure où personne ne s'en souciait encore vraiment. Selon le viticulteur neuchâtelois, il ne faut donc pas jeter le bébé avec l'eau du bain, mais plutôt se battre pour une répartition plus juste des marges.
Dans la SonntagsZeitung, Bio Suisse affirme avoir une histoire commune avec le détaillant depuis 1993. «Ensemble, nous avons fait sortir le bio de sa niche. Mais cela ne change rien au fait que Coop doit aussi se conformer aux directives strictes du Bourgeon.» Et le porte-parole de l'association d'admettre qu'il y a parfois matière à discussion, notamment en ce qui concerne les exigences dans la transformation.
Migros obtient le Bourgeon
Au cours des prochains mois, Bio Suisse va encore prendre de l'ampleur et augmenter sa manne puisque son Bourgeon colonise peu à peu les rayons de l'autre géant orange. Il y a un an, la Migros a en effet signé un accord avec l'association et commercialise depuis l'automne les produits labellisés Bio Suisse. Ce qui n'était pas le cas auparavant, puisque la coopérative travaillait avec son propre label, basé sur les directives fédérales.
■