Avec Chilla, le rap n’attend pas
Née en Suisse il y a 29 ans, elle a, depuis, conquis Bigflo et Oli, son public et le «rap game» francophone. Un phénomène qui a la rage et refuse les cases. Rendez-vous au festival valaisan Tohu Bohu vendredi soir
C’était en 2016, sur les ondes de Skyrock. Bigflo et Oli, joues rebondies et membres maigrelets, sont les hôtes de Planète Rap, cette émission culte devenue tremplin inégalé dans le monde du hip-hop francophone. Ils convient quelques invités à les rejoindre au studio, dont une tête inconnue: Chilla, 22 ans. Micro dans une main, Red Bull dans l’autre, elle livre un freestyle au flow implacable, oscillant entre rap et chant. «Chilla, les amis, allez voir ça, ça va faire très mal», lance un des frères toulousains. Message reçu: le clip sera visionné sur YouTube plus de 400 000 fois. Baptême en mode éclair.
Sept ans ont passé. Depuis, Chilla a animé son propre Planète Rap et décollé comme une fusée Ariane: trois albums, des millions de streams, des collaborations avec Hatik, Youssoupha ou Sofiane Pamart, bref, de quoi enflammer le game. Et les scènes, qu’elle a écumées cet été, des Francofolies de la Rochelle à l’Estivale d’Estavayer-le-Lac avant le Tohu Bohu ce vendredi, à Veyras (VS). Un doublé en Suisse romande… où elle est née.
A Genolier plus précisément, commune au-dessus de Gland plus connue pour ses chirurgiens privés que sa culture underground. Mais c’est à Gex, ville française à quelques minutes de Genève, qu’elle grandit. Une enfance au pied du Jura, ski l’hiver et randos l’été, pour des souvenirs riches «en oxygène comme en horizon». Chilla y a toujours ses racines et même si elle s’est installée à Paris, la rappeuse reste provinciale au coeur, un «enfant du pays».
«Tout à coup, la blague n’est plus une blague, je touche à cette sphère qui paraissait inaccessible» CHILLA, MUSICIENNE
Cracher le réel
C’est là aussi qu’elle goûtera à la musique, dans une famille où on la vit: son père, pianiste malgache, décédé d’un cancer alors que Chilla est adolescente, en infuse la maison – quand ce n’est pas un disque de James Brown ou de Barbara. Elle, ce sera le violon, étudié en mode intensif durant douze ans. Un instrument à la rigueur noble et académique – dont elle cherchera à s’émanciper. Le rap comme ticket pour l’ailleurs.
Eminem, Busta Rhymes, Diam’s, Soprano… les héros de Chilla lui apparaissent d’abord à la télévision, dans des clips MTV qui la scotchent. Elle aime leur manière de sampler large (blues, soul, même ses partitions de classique!) et leurs textes qui crachent le réel. Elle qui s’était mise à chanter les mots des autres a tout à coup soif de dire.
Ça commence comme une blague. Des amis en soirée la mettent au défi de lâcher un freestyle et Chilla, 17 ans, veut montrer qu’elle ne rigole pas. Ils captent vite. «C’est probablement le manque d’humilité qui m’a fait commencer le rap…» Etudiante à Lyon, elle se choisit un nom de scène – reflet des soirées qu’elle préfère, plutôt «chill» que clubbing – et enchaîne les scènes ouvertes. Jusqu’à être invitée à assurer la première partie de Bigflo et Oli à Annecy. «Tout à coup, la blague n’est plus une blague, je touche à cette sphère qui paraissait inaccessible.» Une validation comme un tournant. Car si ses années de violon lui ont laissé une oreille infaillible, Chilla peine à se sentir légitime – elle qui a fréquenté Conservatoires et écoles privées, loin du béton des cités où le rap a fleuri.
Palette d’émotions
Suivra l’alunissage sur les ondes de Planète Rap, où un producteur la repère. Alors sans scrupule, la Franco-Suisse lâche tout le reste – études, job de nounou. Le grand public, lui, la découvre avec Si j’étais un homme, brûlot dénonçant le sexisme ambiant sorti début 2017, avant même qu’Angèle balance son quoi et que #MeToo déferle. «Je parlais de quelque chose qui me touchait. En grandissant en province, il y avait au maximum deuxtrois vieux au PMU qui disaient à ma mère que j’étais une jolie fille, mais c’est en arrivant à Lyon que j’ai vraiment découvert le harcèlement de rue. Je n’ai pas compris le concept.»
Pas d’agenda politique, mais le tranchant des rimes («Si j’étais un homme, si on échangeait de peau/Je t’appellerai «salope», me tournerais-tu le dos?») lui colle vite l’étiquette de rappeuse féministe. Un drapeau noble mais trop lourd à porter pour Chilla, qui vit mal la mise en boîte. Alors dans ses deux albums suivants, l’artiste refuse d’être là où on l’attend, élargit sa palette entre pop, trap, afro, R’n’B, autant de couleurs pour peindre les émotions qui la traversent. Introspectif comme son nom l’indique, Ego, paru l’an dernier, balance entre spleen existentiel (Sonatine, sur le piano de Sofiane Pamart) et ego trip fantasmé (Tesla, «alors que je n’ai même pas le permis de conduire…!»). Timbre légèrement voilé, verbe direct, Chilla conquiert sa liberté viscérale d’être. Pourquoi pas cette lionne solitaire qui a les crocs et «fout le bordel dans le zoo».
Mais l’enfant suisse du rap français ne se met ni cage, ni limites. Pour la suite («en gestation»), Chilla compte prendre de nouveaux risques, creuser davantage sa vulnérabilité, «faire encore moins de compromis». L’an prochain, elle aura 30 ans, et si on la sent d’abord grimacer à l’idée, Chilla rit et se dit prête pour une deuxième jeunesse – entre rage et sagesse. Promesse faite dans Let’s go: «Je tombe, j’me relève, je chante, je rappe/J’mise tout, je joue et si j’perds, je gagne.»
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Introspectif, l’album «Ego», paru l’an dernier, balance entre spleen existentiel et ego trip fantasmé
Chilla au Festival Tohu Bohu, Veyras (VS), ve 1er septembre à 21h15.