Droits humains ou sécurité? Le Salvador a choisi
Ce dimanche, le président, Nayib Bukele, brigue un second mandat consécutif, même si la Constitution le lui interdit. Soutenue par la population soulagée, sa politique répressive viole pourtant les droits de milliers de citoyens
Plus d’un an qu’il n’a pas vu son fils. Alors parfois, Reynaldo Santos parle de Jonathan au passé. Les souvenirs sont lointains, mais il se souviendra toujours du 26 décembre 2022, jour de son arrestation. «Forcément, la soirée du Nouvel An qui a suivi était différente de celle du réveillon de Noël, quelques jours plus tôt…», soupire Reynaldo. Ce jour-là, lors d’une descente à Soyapango, banlieue mal famée de San Salvador, des policiers surprennent Jonathan sur sa PlayStation jouant à Fortnite, un jeu de combat virtuel. «C’est un jeu de pandilleros, ça!» l’accusent les policiers, du nom des membres de ces gangs qui ont terrorisé le Salvador pendant près de trente ans. Voici Jonathan emmené. Sa PlayStation est aujourd’hui recouverte de poussière: plus personne n’y a touché.
Des histoires comme celle-ci, les ONG salvadoriennes en ont recensé des centaines depuis le 22 mars 2022. Ce jour-là, le président Nayib Bukele déclarait la guerre aux pandillas. L’instauration du régime d’exception, autoritaire, a permis l’arrestation de près de 75 000 supposés pandilleros, soit plus de 1% d’une population de 6,5 millions d’habitants. Une opération couronnée d’un succès fou: pays le plus dangereux de la région avec 3346 assassinats en 2018, le Salvador ne déplorait que 193 morts en 2023.
Ce dimanche 4 février, la grande majorité des Salvadoriens n’hésitera pas à réélire Nayib Bukele (42 ans) qui se présente à sa propre succession. Maître du jeu, cet homme charismatique, libéral et autoritaire, a pu contourner la Constitution afin de briguer un second mandat. Une action soutenue par les citoyens de ce petit pays d’Amérique centrale, puisque la plupart revivent, libérés des maras.
Détentions arbitraires et procès expéditifs
Les centaines de familles clamant l’innocence de proches arrêtés tentent de s’unir, autour notamment du Mouvement des victimes du régime (Movir). L’ONG recense près de 5000 victimes d’arrestations arbitraires n’ayant connu qu’un procès expéditif. Il y aurait aussi eu 220 morts carcérales et des centaines de disparitions forcées. Le Salvador est «le pays ayant le taux d’incarcération le plus élevé du monde avec une surpopulation carcérale d’environ 236%», selon un rapport d’Amnesty international paru en décembre. Mais dans un pays où les plus de 35 ans ont été marqués par une longue guerre civile (1979-1992), la paix sociale semble bien valoir quelques entraves à la Constitution.
A Las Margaritas, un quartier de Soyapango, une dizaine de garçons tapent la balle sur le terrain de foot du quartier. Quelques militaires rôdent, mais le calme semble acquis. «Avant, il fallait payer 5 dollars aux pandilleros pour pouvoir jouer», lance Marvin, 11 ans. Las Margaritas est l’exemple type d’un quartier salvadorien: une avenue principale, colonne vertébrale d’un dédale de ruelles colorées. Une urbanisation propice au contrôle d’un quartier par une bande organisée. Ici, la Mara Salvatrucha (MS13) et la Mara 18 se déchiraient pour savoir qui allait faire la loi. Sur un mur, des graffitis représentant des animaux colorés ont recouvert ceux des sigles de ces groupes spécialistes dans l’extorsion des habitants. Pour le gouvernement, l’héritage des pandillas doit être effacé. Sur une maison, à l’entrée de Las Margaritas, le mot «Libertad», «Liberté», sourit aux passants.
«On avait reçu des consignes de quotas d’arrestations»
«Cette sécurité ne doit pas justifier l’abandon de convictions démocratiques ni la concentration des pouvoirs législatif et judiciaire» SAUL HERNANDEZ, POLITOLOGUE
Un mot au goût amer pour Luisa Hernandez. Cette mère avait donné sa voix à Bukele en 2019. Elle soutenait même le régime d’exception qui a libéré son quartier des pandillas. Mais depuis un an et demi, elle se bat pour faire libérer sa fille. Sur la porte d’entrée, sur le miroir de sa chambre, dans le salon: le portrait de son aînée est partout. Adriana, 22 ans, vivait aux Etats-Unis et lui faisait parvenir de l’argent qu’elle gagnait durement. «Venue en vacances pour connaître son neveu qui allait naître, Adriana travaillait dans une fête foraine aux Etats-Unis. C’est impossible qu’elle ait fait partie d’une pandilla!» Eplorée, la mère a réuni des documents en anglais qui prouvent le travail de sa fille. Elle n’a eu le droit qu’à une audience et a été condamnée pour «regroupement illicite», le chef d’accusation utilisé pour condamner les supposés pandilleros. Les milliers de familles qui dénoncent les arrestations arbitraires ont toutes en commun le fait de provenir d’un milieu défavorisé. «On avait reçu des consignes de quotas durant le régime d’exception, confie au Temps un policier, sous couvert d’anonymat. Et forcément, ces arrestations se passaient dans les quartiers contrôlés par les pandillas.»
La voix de Luisa Hernandez est bien inaudible dans ce pays où 88% de la population approuve la politique de Bukele, malgré le recul démocratique. «Derrière le phénomène Bukele il y a surtout un mécontentement des Salvadoriens pour les partis traditionnels, détaille le politologue Saul Hernandez. Peu importe que le président abuse de son pouvoir, tant que les gens sont heureux. Mais cette sécurité ne doit pas justifier l’abandon de convictions démocratiques ni la concentration des pouvoirs législatifs et judiciaires.» D’autant que le gouvernement a obtenu cette paix sociale à la faveur de rudes négociations avec les pandillas, selon le média d’investigation El Faro.
La paix contre la liberté
«Bukele est un candidat illégal, car il se représente en dépit de l’interdiction de la Constitution. Mais comment en vouloir aux citoyens qui l’admirent, eux qui ont vécu la tyrannie des pandillas durant l’alternance gauche-droite? soupire Celia Medrano, candidate à la vice-présidence pour le parti Nuestro tiempo (Notre Temps, centre gauche). Le gouvernement a joué sur cette peur des pandillas, et les Salvadoriens préfèrent obtenir plus de sécurité en échange de sacrifices démocratiques. Ils sont contents. Jusqu’à ce qu’ils soient, eux ou leurs proches, victimes d’arrestations arbitraires…»
Le coeur historique de San Salvador, lui, reprend vie. Rares sont les affiches de campagne, et le président n’aura donné qu’un seul meeting virtuel pour ses sympathisants, preuve que l’élection semble déjà jouée. Sur la Plaza Civica, la nouvelle Bibliothèque nationale, bâtiment en verre flambant neuf, se dresse face à la cathédrale métropolitaine et le Palais national. Financée à hauteur de 54 millions de dollars par la Chine, elle témoigne du nouveau visage du Salvador et de ses nouveaux alliés. Après avoir connu la guerre civile (1979-1992) puis la guerre des pandillas, le pays respire. Et tant que les violations de droits ne les touchent pas directement, les Salvadoriens sont prêts à un sacrifice: la liberté, pour plus de sécurité. ■