Chloé Delaume, un flambeau partagé sur l’Olympe
Les déesses grecques ont-elles leur place dans le monde d’après #MeToo? A Paris, dans les ateliers d’écriture animés par la romancière, des autrices amatrices revisitent la mythologie sous les auspices du féminisme contemporain
«Bonjour, je me présente, je suis Héra, l’épouse de Zeus. Avant de commencer, je voudrais remercier mon mari, ainsi que mes sponsors, Diane 35 et Moulinex, sans lesquels je ne serais pas là ce soir.» Assise sur une table en bois, les jambes élégamment croisées, Manon se glisse dans les mots d’une conseillère conjugale et déroule son remake grinçant du manuel de l’épouse modèle: «L’homme a besoin de place, d’espace, de liberté, et la femme a besoin… d’un homme.» Rires dans la salle.
Plus tard, la jeune femme de 27 ans se dira soulagée d’avoir amusé le public de La Régulière, librairie indépendante et engagée du quartier de la Goutte d’Or, à Paris. C’est la première fois qu’elle lit ses textes devant les autres: «Comme pas mal de femmes, je me censurais, je ne m’autorisais pas à écrire. La proposition de Chloé Delaume m’a encouragée à y aller.» Manon est une des participantes aux ateliers d’écriture proposés gratuitement par Chloé Delaume autour des figures féminines de la mythologie grecque. Ce soir-là, la librairie est pleine. Entre deux tabourets dépareillés, on reconnaît Laurence Potte-Bonneville, autrice du magnifique Jean-Luc et Jean-Claude (Verdier, 2022), et Grégory Le Floch (Ed. Bourgois) qui livrera plus tard son interprétation mordante du duo Héra et Zeus sous les traits de Carole Bouquet et de Gérard Depardieu.
Lilith & Cie est un cycle d’ateliers organisés par Chloé Delaume dans le cadre d’un programme de résidence de la région Ile-de France. L’autrice du Coeur synthétique (2020, Prix Médicis) et de Pauvre folle (2023) s’est donné pour mission d’explorer la légende des déesses de l’Olympe à la lumière des enjeux féministes contemporains. «Non à Amazon», disent les posters qui ornent les murs de la librairie. «Oui aux amazones», répond le choeur de participantes venues rendre aux divinités les pouvoirs qui leur reviennent: «L’idée n’est pas de réécrire ces mythes, mais de comprendre à quel point leurs légendes sont structurantes par rapport à la position de la femme dans le patriarcat», commente Chloé Delaume, qui clôture chaque soirée par un texte de sa plume.
«Héra? Elle est indéfendable!»
Après avoir rendu son actualité à Lilith, à Médée et à Circé, c’est au tour d’Héra d’être dépoussiérée ce soir-là. Un vrai cas d’école: protectrice des femmes, déesse des unions légitimes, de la fidélité et du couple, Héra, reine de l’Olympe, est d’abord la soeur, puis l’épouse maintes fois bafouée de Zeus. D’une jalousie peu sororale, elle est connue pour être plus occupée à persécuter les conquêtes de son mari qu’à se soucier du sort des victimes de ce prédateur tout-puissant.
«Elle est indéfendable», soupire Chloé Delaume. Carré noir, ongles noirs et pelisse noire, telle une pythie prête à délivrer ses oracles, elle fume une dernière cigarette avant d’ouvrir la cérémonie: «Pour comprendre Héra, j’ai dû faire des recherches approfondies sur la société grecque de l’époque. Mais j’ai fini par trouver des explications psychologiques à ses agissements.»
Ces figures mythologiques l’accompagnent depuis l’enfance. Elle le doit à sa mère, qui lui lisait leurs légendes entre un poème de Rimbaud et Le Petit Chaperon rouge. Elles ne la quitteront plus. En 2000, elle a 27 ans et publie son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos, du nom d’une des trois Moires, divinités du destin chez les Grecs. En 2009, Narcisse et ses aiguilles. En 2016, son 22e livre s’appelle Les Sorcières de la République. Quand on l’interroge sur sa déesse totem, elle répond du tac au tac: «Athéna, déesse de la guerre, protectrice des écrivains, des artistes et des artisans.»
A la porte de La Régulière, ce n’est pas le chien polycéphale dévolu aux enfers, Cerbère, qui accueille les participants, mais Rita, la chatte rousse de la librairie. Sainte patronne des couples et des causes désespérées, elle assiste, rêveuse, au processus de réhabilitation de sa consoeur grecque. Les lectures s’enchaînent et les punchlines fusent: «Héra sait bien que Zeus passe son temps à séduire. Rien n’arrête son désir. Elle, la femme légitime, se trouve face à l’abîme et finira pendue: la vengeance se mange crue. Zeus préfère les mortelles, plus douces et moins rebelles. On ne sait pas mais pour nous, génération Despentes, tu serais aux Césars en haut des marches la star.»
Lilith libérée
D’une autre lectrice, on retiendra: «Lui les armes, moi les bagages. Quand c’est trop lourd, je prends un cachet. Y’en a qui disent que je ferme les yeux. Non, je digère.» Puis «Héra, raconte! Mets tes mots dans leur bouche à leur casser les dents. Qu’ils les répètent à leurs petits, qu’ils en aient la nausée.»
Chloé Delaume fermera le cortège par une élégie persiflante directement puisée dans la psyché exsangue d’une Héra dépassée: «Je suis de l’ancien monde. Certaines de mes actions restent incompréhensibles pour qui actuellement fabrique celui d’après. Je vous parle d’un temps que depuis plus de sept ans vous ne voulez plus connaître.» Même dans la peau d’une autre, on reconnaît l’ironie mordante de l’autrice quand elle annonce, désabusée: «Mon diadème a rouillé, je l’ai jeté de peur d’attraper le tétanos.»
Ces monologues – treize au total – seront publiés dans un beau livre à paraître au Seuil, illustré par Pénélope Bagieu. Chloé Delaume a choisi l’autrice des Culottées pour décaler son univers gothique, apporter «quelque chose de très lumineux et mignon. Une Lilith par Pénélope, ça ne peut qu’être cool.»
Une heure et demie de lectures plus tard, Héra semble équipée pour affronter la quatrième vague féministe et la révolution #MeToo. Chloé Delaume est satisfaite de la soirée. Travailler en groupe permet de faire circuler la réflexion sur le sujet: les méfaits de Médée, entre autres, ont alimenté le débat jusque tard dans la nuit. Cette approche ouverte, éminemment vivante de la littérature, Chloé Delaume, qui vient de la littérature expérimentale, la pratique depuis longtemps: «Le temps d’écriture est hyper-solitaire. En contrepartie, les lectures collectives publiques offrent des moments nourrissants.»
Marraine de la Villa Valmont, «maison des écritures et des paysages» dans la région de Bordeaux, ou invitée pour des cartes blanches à la Maison de la poésie à Paris, l’autrice s’efforce de mettre en avant la jeune création poétique et littéraire française: «C’est ma manière de faire du politique. Je ne suis pas une militante de terrain, mais j’essaie de mettre la théorie en pratique. Il faut se serrer les coudes.» ■