L’extrême droite italienne monte sur les tracteurs
La mobilisation des agriculteurs met en difficulté la première ministre Giorgia Meloni, prise entre un secteur qu’elle a toujours défendu et un allié visant à s’approprier le mouvement
Il a quitté jeudi matin la périphérie de Milan, où il manifestait sur son tracteur, pour prendre la route de Sanremo. Alors que la plupart des agriculteurs mécontents se retrouvent autour de Rome cette semaine, Filippo Goglio fait partie de la petite délégation partie en Ligurie. Son objectif est le festival très médiatique de Sanremo, suivi tous les soirs de cette deuxième semaine de février par plus de 10 millions de téléspectateurs. Il y a quelques jours, le célèbre animateur Amadeus avait promis aux manifestants de les faire monter sur scène. «Leur bataille est juste, affirmait-il en conférence de presse. Le droit au travail et la protection de l’emploi sont sacro-saints.» Or la Rai (Radio-télévision italienne) a contredit la vedette: la télévision publique n’offrira pas sa tribune au mouvement des agriculteurs. Les revendications seront simplement lues par Amadeus vendredi soir.
«Nous avons tout de même le soutien de l’opinion publique, assure l’agriculteur lombard. Mais nous resterons à Sanremo durant toute la durée du festival s’il le faut.» Si son message pouvait être lancé de la scène du Théâtre Ariston, son écho serait si fort que le gouvernement ne pourrait pas l’ignorer. Si certains exploitants agricoles sont à Sanremo dans l’espoir de se faire entendre par le plus grand nombre d’Italiens, les autres ont convergé à Rome pour faire rendre gorge à la première ministre, Giorgia Meloni. L’ampleur que prend la protestation en Italie, dans la foulée des manifestations en France, en Allemagne ou encore en Espagne, met dans l’embarras la leader du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia.
«Ce gouvernement défendait déjà le secteur agricole bien avant les manifestations», a lancé cette semaine la présidente du Conseil des ministres, se défendant d’être la cible des agriculteurs, pour qui elle promet de débloquer 3 milliards d’euros du plan de relance européen. Les Frères d’Italie semblent profiter de la protestation générale pour essayer de faire campagne en vue des prochaines élections européennes de juin prochain. Ainsi, «les journalistes de gauche et leurs représentants politiques ne réussissent pas ou ne veulent pas comprendre que la protestation est dirigée contre les politiques talibano-environnementales de l’Union européenne et non contre le gouvernement italien», assène par exemple Lino Ricchiuti, chargé au sein de Fratelli d’Italia des entreprises et du monde productif.
Les fermiers ne partagent pas cette position. Leur objectif reste la capitale. «Sans le soutien de l’Europe mais aussi du gouvernement, nous mourrons, s’emporte Filippo Goglio, au volant de son véhicule. Nous demandons à Rome de ne pas nous imposer les normes européennes comme le Green Deal, de faire en sorte que la grande distribution ne fasse pas des profits sur notre dos.» L’agriculteur ne critique pas directement Giorgia Meloni mais souligne que le seul premier ministre ayant vraiment aidé son secteur cette dernière décennie est Matteo Renzi. Le démocrate «avait compris que l’agriculture souffrait, poursuit l’exploitant. Il avait donc aboli l’impôt sur les terres, ce qui représentait pour moi 20 000 euros par an.» La taxe a été réintroduite par le gouvernement de Giorgia Meloni avant d’être une nouvelle fois suspendue.
Gagner l’électorat eurosceptique
La leader d’extrême droite tente «de concilier sa vieille image d’agitatrice des protestations contre les politiques de l’Union européenne considérées comme pénalisantes pour des secteurs de l’économie nationale avec celle de cheffe de gouvernement disposée à user de toutes ses prérogatives pour induire Bruxelles à faire un pas en arrière», analyse le professeur de sciences politiques de l’Université de Florence Marco Tarchi. Les agriculteurs le savent et ont décidé de faire pression directement sur elle en menaçant d’envahir Rome avec leurs tracteurs.
Or Giorgia Meloni doit gérer non seulement les contestataires agricoles mais aussi son allié Matteo Salvini. Le patron du parti d’extrême droite la Lega et vice-premier ministre est bien décidé à profiter du mouvement pour s’émanciper de sa concurrente. Le 6 février dernier, il a par exemple salué les manifestants pour «leurs premières victoires en Europe», se réjouissant de «la décision européenne sur les pesticides et sur l’exclusion de l’agriculture des objectifs climatiques». Matteo Salvini a d’ailleurs rencontré une délégation d’agriculteurs lors d’un déplacement dans les Abruzzes en fin de journée jeudi.
«La Ligue se pose depuis toujours comme représentant exclusif du monde agricole, poursuit le professeur Marco Tarchi. Cette mobilisation est pour elle l’occasion idéale pour prendre des distances avec ses alliés et faire comprendre qu’elle n’est pas prête à avaler n’importe quelle décision du gouvernement Meloni.» Matteo Salvini englobe donc les tracteurs dans sa campagne européenne: «Il veut assumer le leadership du front contre l’Union européenne, s’approprier l’électorat eurosceptique, qui est plutôt grand et en croissance» en Italie, conclut le politologue. L’extrême droite italienne est donc montée sur les tracteurs en espérant les pousser à quitter Rome pour prendre la direction de Bruxelles. ▅