Ce pays qui carbure à l’hommage national
Les radios et les télés d'information sont toutes en édition spéciale. Le ou les cercueils, le ou les portraits en noir et blanc, entrent solennellement, portés par des gardes républicains en tenue d'apparat dans la cour toute en colonnades d'un majestueux palais parisien (en général, la cour d'honneur de l'Hôtel national des Invalides). Un morceau grave et symbolique du répertoire français résonne, joué par un orchestre militaire. Emmanuel Macron traverse le lieu chargé d'histoire, foulant comme tant de héros avant lui les pavés centenaires, sombre, seul, incarnation de la nation, sous les yeux des invités, présidents de partis et des plus hautes instances républicaines. Il prononce derrière un pupitre bleu blanc rouge un discours poétique qui doit avoir l'ampleur ultime des éloges exceptionnels, parsemé de références à l'actualité et aux menaces du moment. Puis, La Marseillaise est chantée par un autre choeur de soldats.
Le protocole millimétré des hommages nationaux français se répète en boucle, comme une dernière trace de permanence dans ce pays secoué par les crises depuis des années. Ce mercredi midi, ce sera au Ministère de la justice, place Vendôme, pour Robert Badinter, dont on a appris la mort vendredi, et pour qui cet hommage de la nation a été annoncé dans la minute de la nouvelle par le président de la République. Les semaines précédentes, c'était aux Invalides pour Jacques Delors ou les victimes françaises du Hamas. Le 21 février, sous une forme différente, celle de la «panthéonisation», ce sera l'entrée au temple des grands hommes pour les résistants d'origine arménienne Missak et Mélinée Manouchian, préparée de longue date. Ce dernier événement n'entre bien sûr pas dans la même catégorie que les autres mais joue au bout du compte sur les mêmes cordes et, en ce début d'année, ces cordes sont pratiquement jouées toutes les deux semaines.
Chacun de ces hommages est évidemment amplement mérité. C'est d'ailleurs ce côté indiscutable qui fait toute leur force. Delors, Badinter et les Manouchian ont fondamentalement changé la France pour le mieux. Et les victimes françaises d'attentats de masse ont depuis longtemps droit à leurs cérémonies de ce type, dans ce pays fauché à de multiples reprises ces dernières années.
L'aspect indiscutable de ces événements a pour fonction première de rappeler ce que la nation a d'uni dans ce pays ultra-centralisé. Une union à rappeler le plus régulièrement possible ces derniers temps, tant les fissures semblent s'élargir au fil des mois et menacer le camp présidentiel ainsi que le camp «républicain» plus largement. Cette incontestabilité permet aussi au président de la République de se poser en figure centrale du paysage, en socle rassurant de la nation dans les tempêtes polarisantes, avec l'occasion d'incarner ce qu'il reste d'unité du pays, de ses valeurs, de ses remparts. Et il en profite pour pointer ceux qui les menacent, que ce soit à l'extrême gauche ou à l'extrême droite, c'est selon.
C'est ainsi qu'Emmanuel Macron a tout fait pour se positionner en héritier de Jacques Delors, le 5 janvier, ciblant entre les lignes les menaces d'extrême droite qui planent sur la sacro-sainte Union européenne. Lors de l'hommage aux victimes franco-israéliennes, c'est l'antisémitisme supposé d'une partie de la gauche radicale qui était dans le viseur. Certaines familles endeuillées avaient communiqué qu'elles ne souhaitaient pas voir de députés mélenchonistes. Pour ce qui est de Robert Badinter, Marion Maréchal et, dans une moindre mesure, Marine Le Pen, se sont fait remarquer par leur retenue. Un malaise de l'extrême droite devant ce grand humaniste qui l'a tant critiquée. Et l'Elysée a (pas si) discrètement fait savoir que la famille du grand homme ne voulait pas de députés lepénistes ou insoumis à l'hommage. Le pôle central macroniste devient ainsi le seul à bénéficier de la lumière de ces cérémonies. Et tant pis si le défunt, comme Badinter ou Delors, était socialiste, parti farouchement opposé au camp du président ces derniers temps.
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