Les lois de l’hospitalité
Premier roman mystérieux et entêtant de la Bâloise Ariane Koch, «L’Hôte» montre toute l’ambivalence de nos sentiments face à l’étranger
C’est une petite ville, sous une haute montagne, un paysage qui ressemble à la Suisse. La jeune narratrice vit seule dans une grande demeure jusqu’au jour où elle accueille chez elle un «hôte» croisé à la gare, à sa sortie du train, des sacs en plastique pour tout bagage. «L’hôte était une terre inconnue, il a surgi de nulle part.» Le visiteur a le droit de dormir dans un cagibi où sont stockés de vieux aspirateurs. Dorénavant, il s’occupera des tâches ménagères.
A-t-il été invité, recueilli, ou s’est-il imposé? Profite-t-il de la narratrice ou se fait-il exploiter par elle, comme un domestique? L’hôte échappe à toute définition, l’écrivaine se gardant de le figer par une description univoque. Il est tantôt beau, tantôt laid, désirable ou repoussant. Il représente nos contradictions, l’ambivalence de nos sentiments face à l’étranger. A quoi ressemble l’hôte? A tout et à rien. A un insecte humanoïde sorti de pages de Kafka. Son nom ne nous est pas communiqué: «L’hôte aussi a un nom, bien sûr. Un nom particulièrement long qui plus est. Mais si long qu’avec la meilleure volonté on ne parvient pas à le retenir.»
Il est issu «d’une population marginalisée et discriminée» et la narratrice se flatte de l’accueillir, tout en se plaignant de sa présence, avant de lâcher, avec une mauvaise foi stupéfiante: «N’allez pas croire que l’hôte m’intéresse outre mesure.»
Tout en sirotant une tisane de fenouil sur sa terrasse ensoleillée et en feuilletant des encyclopédies ornithologiques, la narratrice sombre peu à peu dans un délire sadique. L’homme venu de l’étranger devient sa «chose»: «Je ne laisserais l’hôte fréquenter d’autres personnes qu’avec une extrême parcimonie. Il est voué à devenir ma petite expérience scientifique personnelle.»
Parasite?
Le plus pervers, le plus troublant dans ce livre, c’est qu’Ariane Koch parvient à nous rendre proche de cette jeune femme fêlée et perdue. Elle nous est sympathique, autant qu’elle nous intimide. «J’ai beau chercher, je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais souri», glisse la maîtresse de maison, dont la psychologie nous échappe tout autant que celle de son «invité».
La narratrice entreprend l’écriture de textes «saints». L’hôte devra se plier à leurs multiples commandements. Puis, au détour d’une page, la voici égarée, fragile, sa maison envahie par des fêtards inconnus (malgré une «sirène à chats» censée décourager les visiteurs éventuels). On apprendra que ce n’est pas à proprement parler sa demeure, mais celle de son frère et de sa soeur, dont elle pourrait être chassée à tout moment. Elle aussi est une «hôte», une forme de parasite qui s’accroche à son refuge nourricier: «Je déteste tellement cette petite ville que pour me venger, je ne la quitterai jamais vraiment, même si je fais sans cesse mine de le faire. Je suis le plus vieux fossile et on aurait beau me prier à genoux de partir que je resterais quand même.»
La narratrice s’adresse au lecteur dans une langue précise, châtiée, apparemment logique, mais son argumentation déraille continuellement. Le style littéraire d’Ariane Koch rappelle les pièces délicieusement absurdes de Ionesco, comme Les Chaises. L’autrice, une Bâloise née en 1988, cite d’autres inspirations, notamment la cinéaste américaine Miranda July, Georges Perec ou le philosophe Hans-Dieter Bahr.
Précision diabolique
On rit beaucoup, en lisant Ariane Koch, peut-être parce que son humour est doublé d’une inquiétude, d’une angoisse latente, proche de la folie. Toute parole s’avère potentiellement dangereuse car elle agit sur la réalité, la façonne, la déjoue. Le langage est radioactif. Et tant pis si les dernières pages déçoivent, comme si l’écrivaine n’arrivait pas à quitter son personnage, comme si le récit était relancé, développant le bourgeon d’une nouvelle histoire, d’un second roman.
Les qualités de ce texte lui ont valu de recevoir un Prix suisse de littérature en 2022 et d’être traduit aujourd’hui en français par le Lausannois Benjamin Pécoud. «Le roman se déroule d’un seul souffle et il possède une précision diabolique. Les liens de causalité se font et se défont d’une phrase à une autre, la logique est sans cesse retournée», se réjouit le traducteur, par ailleurs écrivain. «Ce style correspond à ce qui me fascine en littérature, aux monologues de Thomas Bernhard, Fritz Zorn, ou Hermann Burger. J’ai beaucoup ri, mais c’était un défi de faire passer cette ironie et ce jeu très précis en français.»
Ariane Koch écrit pour le théâtre et a adapté L’Hôte pour la scène. Une lecture bilingue du texte, allemand-français, sera créée en septembre. Sa nouvelle pièce Kranke Hunde, sur le milieu hospitalier, est montée en ce moment au Theater Basel. Est-ce grâce à sa pratique de l’écriture théâtrale qu’elle parvient si bien à explorer l’ambiguïté du langage?
Elargir le sens
Jointe par courriel, elle explique: «Initialement, j’ai étudié les beaux-arts et ma sensibilité est très visuelle. Je suis plus à l’aise pour regarder ou créer des images qu’on peut interpréter de manières différentes. Lorsque j’écris, mon travail consiste à élargir le sens plutôt qu’à le creuser. Il est important que les textes ou les oeuvres d’art restent ouverts – je dirais même hospitaliers – car ils doivent s’adapter à de nombreux lecteurs.»
Une histoire, un personnage ne sont-ils pas eux aussi des «hôtes» qui viennent visiter l’écrivain, s’installent à demeure dans son esprit et sa vie? «Le travail d’écriture est une sorte de lutte de pouvoir pour savoir qui contrôle qui. Peut-être pourrait-on dire également que les lecteurs habitent le texte – ou sont hantés par lui.»
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