«On a gagné de l’espérance de vie pour la passer dans les transports»
Pour l’ingénieur cantonal valaisan, la réflexion actuelle qui oppose les différents moyens de déplacement a atteint ses limites. Il estime qu’un seul et unique fonds fédéral pour la mobilité offrirait une vision plus réfléchie et optimiserait l’utilisation des deniers publics
Lancer un pavé dans la mare, ça ne l’a jamais dérangé. Quitte à parfois se faire rappeler à l’ordre par son chef de département. Depuis sa nomination à la tête du Service valaisan de la mobilité, en 2015, Vincent Pellissier n’a jamais eu la langue dans sa poche. Une stratégie assumée, qui lui permet d’infuser petit à petit au sein du monde politique sa vision de la mobilité, faite notamment d’un réseau routier inférieur de près d’un quart à ce qu’il est aujourd’hui. S’il sait qu’avoir «raison en tant qu’ingénieur ne suffit pas» et qu’il «faut rencontrer le politique et trouver le terrain du dialogue», il n’hésite pas à parfois le forcer quelque peu…
Vous avez souligné qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à l’effondrement du tunnel survenu sur la route reliant Riddes à La Tzoumaz. Tout de même, on ne vit pas un tel événement tous les jours… Compte tenu de l’état de notre réseau et de l’environnement alpin dans lequel nous nous trouvons, ce type d’événements peut en effet survenir. Cela arrive plutôt sur des routes très peu fréquentées, voire fermées au trafic quand le risque est trop élevé. Ce qui est particulier dans le cas de La Tzoumaz, c’est qu’au-delà du tunnel il y a une station touristique avec presque 10 000 lits rendue difficilement accessible et que quelqu’un a filmé l’éboulement. Ces deux facteurs donnent une résonance médiatique et économique importante à cet événement. Aujourd’hui, nous avons des outils pour calculer les risques. Par exemple, pour un événement comme celui d’Evolène en 1999, où 12 personnes ont perdu la vie en raison d’avalanches qui ont frappé le village et les routes, la probabilité de survenance est de l’ordre du millier d’années. Faut-il investir des centaines de millions pour tout sécuriser face à un tel danger? La réponse raisonnée peut être difficile à entendre, mais en termes de proportionnalité, c’est non.
Le changement climatique ne met-il pas plus fortement le réseau routier à l’épreuve? Pour certains processus naturels, il accélère les choses, et provoque des événements plus intenses. Si par le passé de gros événements climatiques survenaient toutes les décennies, désormais, c’est presque annuel. Cela provoque des pics de contraintes qui font que ça casse. Pour prendre un exemple concret, nous avions dimensionné des ponts fusibles sur la route reliant le village de La Fouly en imaginant devoir les remplacer tous les dix ans, on le fait tous les trois à cinq ans.
Le changement climatique a donc un impact indirect… Pour répondre à cette question, il faut se demander si ce type d’événement aurait eu lieu sans le changement climatique. En ce qui concerne le tunnel de La Tzoumaz, la réponse est oui. L’effondrement du tunnel est notamment lié à l’âge de l’ouvrage ou encore à la géologie du lieu. Mais le changement climatique met en lumière ces éléments-là. Il fait donc partie d’un cocktail mortifère comprenant d’autres ingrédients comme le fait que le réseau a été sous-investi dans sa construction et sous-entretenu pendant des décennies. L’augmentation des sollicitations joue aussi un rôle, il y a plus de charge de trafic et plus de tonnes transportées.
Depuis une dizaine d’années, vous ne cessez de répéter qu’en Valais «soit il n’y a pas assez d’argent, soit il y a trop de routes». Alors, quelle est la bonne hypothèse? Ce qu’on peut répondre, c’est qu’il n’est plus possible de consacrer des moyens colossaux pour des tronçons qui ne correspondent pas à un aménagement du territoire rationnel. Il vaut mieux une route d’accès à un village de montagne bien entretenue et sécurisée que deux sous-entretenues. Mais, même si nous devions limiter le nombre de routes, les moyens à consentir pour ne serait-ce que les mettre en conformité avec les attentes actuelles sont immenses. Pour que les quelque 2000 arrêts de bus ou de train que compte le canton répondent à la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, par exemple, cela nécessiterait environ 300 millions de francs. Aujourd’hui, nous n’avons pas les moyens d’avoir des infrastructures inclusives partout.
Les Grisons ont pourtant réussi à avoir un réseau en bon état, pourquoi le Valais est-il à la traîne? Ils ont fait le choix, il y a une vingtaine d’années, de se concentrer sur les routes structurantes, tout en investissant les moyens nécessaires. C’est la solution: se donner les moyens pour entretenir un réseau qui soit performant, mais plus petit.
C’est ce que vous souhaitez faire depuis plusieurs années, en réduisant le réseau routier cantonal, pour passer de 1800 à 1300 kilomètres. Cette stratégie est donc la bonne? Oui, elle est cohérente, mais sa mise en oeuvre prend du temps. Nous estimons que les localités qui comptent un minimum de cinq maisons habitées à l’année doivent être reliées par la route. En appliquant ce critère, nous pouvons réduire drastiquement le réseau routier valaisan. Cela vous laisse imaginer les routes qui font doublon ou qui ne desservent rien du tout. Depuis l’adoption de cette stratégie en 2018, nous avons réduit le réseau d’environ 10%. Cela a été possible en collaboration avec les communes, là où un accord a été trouvé. Par contre, si l’objectif est de transférer la charge du canton vers les communes, cela n’a aucun sens. Au final, c’est le même contribuable qui paie.
Fermer des routes est localement une décision très difficile à prendre. Si nous ne le faisons pas, ce sera l’âge du réseau et la nature qui feront les choix à notre place. C’est inéluctable.
On évoque souvent en Valais les projets de liaisons câblées entre la plaine et la montagne pour remplacer la route. C’est un outil d’avenir? Le câble est un moyen de transport d’une efficacité redoutable dans les conditions alpines que nous connaissons en montagne. Il permet de s’affranchir des contraintes du sol et de transporter des gens et des marchandises pour des coûts très attractifs et un temps de déplacement réduit. Il pose néanmoins des questions comme l’impact paysager qu’il ne faut pas négliger. Alors, le câble oui, mais pas n’importe où. Il y a actuellement une vingtaine de projets en Valais. Nous souhaitons tous les mener en parallèle, mais que ce soit pour des questions techniques, législatives ou simplement de pertinence, seule une dizaine devraient se réaliser dans les deux prochaines décennies.
La politique actuelle de mobilité, en Suisse, est-elle en bout de course? Nous touchons effectivement aux limites de la réflexion qui oppose les moyens de transport. Il y a de nouveaux enjeux, environnementaux, sociétaux et technologiques. Optimiser ou élargir les infrastructures ne peut plus être l’unique réponse. Il est nécessaire de penser le basculement vers des modes plus adaptés à certaines situations mais aussi éviter certains déplacements.
Actuellement, les solutions sont développées en silo et conduisent parfois à un surdimensionnement des infrastructures. De la même manière, le cloisonnement des couches institutionnelles – Confédérations, cantons, agglomérations et communes – ne permet pas d’utiliser au mieux les ressources humaines et financières à disposition. Je prends un exemple. Le Fonds d’infrastructure ferroviaire (FIF) donne la compétence à la Confédération de développer le rail. Cela pousse les cantons à vouloir résoudre des problématiques de desserte plus fine en voulant faire passer des RER sur des infrastructures qui manquent de capacité pour les grandes lignes. Il serait beaucoup plus efficace de répondre à ce besoin de mobilité par des trams ou des métros, moins chers à construire et plus rapides à déployer, que de vouloir ouvrir des petites gares.
Aujourd’hui, nous n’avons donc pas besoin d’autoroutes plus larges ou d’un réseau de chemins de fer plus dense? On devrait commencer par mieux utiliser l’infrastructure existante. Si vous avez une machine à laver qui tourne le matin de 8h à 8h30 et que vous avez plus de linge, vous n’achetez pas une deuxième machine à laver pour laver tout votre linge entre 8h et 8h30, vous étendez vos horaires de lessive. Ou alors, peut-être utiliseriez-vous d’autres moyens que la machine à laver.
Et en termes de mobilité, cela donnerait quoi? L’avenir, c’est le bon moyen de transport, au bon endroit, financé par la bonne institution. Et pour cela, au lieu des instruments actuels, on pourrait imaginer un seul et unique fonds fédéral pour la mobilité. Cela permettrait de faire des pesées d’intérêts pour savoir quelle est la technologie la plus adaptée à une desserte particulière et ainsi avoir une mobilité plus réfléchie sur l’ensemble du territoire, tout en étant plus efficients en termes d’utilisation des deniers publics.
«Il vaut mieux une route d’accès à un village de montagne bien entretenue et sécurisée que deux sous-entretenues»
Cela pourrait-il également passer par une diminution de l’offre? Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le temps passé dans les transports est sensiblement le même: 1h15 par personne et par jour. Chaque amélioration de la vitesse des moyens de transport induit donc une augmentation de la distance parcourue, et donc une consommation de ressources finies de plus en plus grande, particulièrement du territoire. Idéalement, et je le défends depuis longtemps, il faudrait ralentir la vitesse de certains moyens de transport pour contrer cette expansion. Si on permet aux gens d’aller habiter loin de leur lieu de travail, ils le feront. Cela est identique pour l’aménagement du territoire: si on construit des zones commerciales à l’extérieur des villes, les gens s’y rendront. Au contraire, si on oblige les marchands à venir en ville, les gens se déplacent moins, ce sont les marchandises qui bougent. En repensant l’aménagement du territoire, comme on le fait en Suisse actuellement, on modifie les habitudes et donc aussi la mobilité. Mais cela prend du temps.
La mobilité de demain s’inscrit donc dans une réflexion territoriale globale? La mobilité n’est rien d’autre qu’un dommage collatéral de l’aménagement du territoire. La mobilité de demain, c’est celle des circuits courts. S’il y a un léger retour en arrière après la pandémie de covid, les tendances lourdes sont tout de même marquées et vont dans ce sens. La qualité de vie que l’on gagne en ne perdant pas son temps dans les transports est énorme. Si on cumule sur une vie le temps quotidien moyen passé dans les transports, cela représente l’espérance de vie gagnée depuis le milieu du siècle dernier. On a donc gagné de l’espérance de vie pour la passer dans les transports.
On sait qu’en Valais on apprécie particulièrement la voiture. Ces évolutions sontelles faciles à faire passer? Le Valais n’est pas attaché à la voiture, il est attaché à une mobilité dans un territoire étendu et peu dense. L’automobile, au sens noble du terme, a de l’avenir dans un territoire comme le canton du Valais. Mais la voiture, au bon endroit au bon moment. C’est-à-dire, là où il n’y a pas d’alternative et aucun autre moyen de transport plus efficace.
Le développement de la mobilité douce n’est donc pas un développement anti-voiture? Non, au contraire. Chaque fois que l’on capte des gens qui sont plus efficients en transports publics ou en mobilité douce, on libère de la capacité sur les routes pour ceux qui n’ont pas le choix que d’utiliser la voiture. L’approche multimodale est donc évidente, mais les modèles de financement tels que pensés aujourd’hui ne permettent pas de la mettre en pratique.
En Valais, par exemple, cela ne sert à rien de dire «il faut mettre des transports publics partout», ce n’est pas réaliste. C’est un coût qui est exorbitant et qui n’est pas en adéquation avec notre réalité territoriale. Mais là où on peut utiliser les transports publics et la mobilité douce, il faut le faire pour que les gens les utilisent. C’est ce que nous visons avec la réhabilitation de la ligne du Sud-Léman.
Cette ligne ferroviaire, en plus de délester la route, n’est-elle pas également une solution au doublement de la ligne Lausanne-Genève? Elle offre effectivement un fonctionnement de réseau et cela à une échelle temporelle réaliste. Lorsqu’on évoque une troisième voie entre Lausanne et Genève, l’horizon temporaire est à vingt ou trente ans, alors que nous espérons rouvrir la ligne du Tonkin d’ici à 2030. Ce qui est difficile aujourd’hui pour construire une ligne de train, c’est de réserver un sillon dans le territoire. C’est l’immense chance qu’a eue le Léman Express et c’est l’immense chance qu’a la ligne du Tonkin, parce qu’elle existe déjà. Il n’y a qu’à la réhabiliter.
En Suisse, pour développer un projet, il faut deux à trois ans, puis une période similaire pour le mettre à l’enquête, puis encore le même laps de temps pour le réaliser. Si tout se passe bien, il faut donc une décennie. Rien que pour la construction de l’autoroute à travers le bois de Finges, en Valais, cela devrait prendre douze ans; la fin des travaux de la gare de Lausanne est prévue pour 2037 au mieux. Il est difficile de dire aux gens, qui aujourd’hui passent des heures dans les bouchons: «Pour vos enfants, ça ira mieux.»
Alors, quelles réponses concrètes peut-on apporter aujourd’hui pour améliorer le quotidien des utilisateurs? Les réponses sont déjà en cours de réalisation ou de planification. Les scientifiques et les politiques doivent réinvestir le dialogue pour se comprendre et appréhender ensemble la complexité. Le trajet doit être fait dans les deux directions. Et in fine, ce qui est important, c’est de maintenir l’effort sur la durée, sereinement, avec une vision claire et ce, malgré les soubresauts amplifiés par le brouhaha de l’immédiateté. En un mot, de ralentir. ▅