Un si beau bleu
Dans la jungle guyanaise, Jean Rolin nous entraîne sur les traces de bagnards en fuite qui capturaient des papillons prisés des collectionneurs
Son écriture est un filet à papillons: phrases longues, proustiennes, comme des lassos, rets tendus pour capturer le réel. Journaliste puis romancier, Jean Rolin parcourt le monde tout en se défendant d’être un écrivain voyageur. Il arpente, à pied le plus souvent (il n’a pas de permis de conduire), les marges, les zones périphériques, ce qui n’est pas visité par les masses de touristes, que ce soit dans le littoral français, la périphérie de Paris, le Pacifique ou l’Afrique (Le Pont de Bezons, La Traversée de Bondoufle ou Le Traquet kurde, chez P.O.L).
Jean Rolin évite de parler de lui-même, sauf pour se mettre en scène, discrètement, dans ses enquêtes, poser un point de vue, un oeil. Il hume aussi bien les lieux et tout ce qui traduit le contemporain que le passé et la littérature. Visiter un paysage l’amène à évoquer ceux qui en ont parlé avant lui, à se mouvoir aussi bien dans le concret que le symbolique. Bref, il s’agit d’«épuiser» un lieu, en explorant toutes ses strates. Ses notations sont précises, humoristiques parfois, sans jugement, apparemment nonchalantes mais obstinées, comme s’il fallait explorer le monde entier, et toutes les bibliothèques.
Cette fois, un volume du Journal de Katherine Mansfield retrouvé dans sa bibliothèque, et qui avait appartenu à sa mère, le lance dans une exploration de la Côte d’Azur. Le début du roman raconte la filature de Mansfield à Bandol, où elle a séjourné en 1915. Quelles traces a-t-elle laissées? Le romancier projette de se rendre à pied de Bandol à Menton, dernier lieu de «villégiature azuréenne» de Mansfield.
Mais c’est un autre azur, un autre bleu, électrique, qui va l’occuper ensuite, celui des ailes de papillon, les «morphos». En effet, de D. H. Lawrence à Thomas Mann, trop d’écrivains célèbres ont séjourné et écrit sur la Riviera; Rolin prend peur face à ce «pullulement». Il ne se sent pas libre, ce territoire est déjà pris.
Enfants sages et vieux cinglés
Alors il bifurque: à Hyères, dans sa chambre d’hôtel, il zappe sur son poste de télévision et tombe sur le film Papillon de Franklin J. Schaffner (1973), dans lequel deux bagnards campés par Dustin Hoffman et Steve McQueen tentent d’attraper des papillons pour soudoyer un agent de l’administration et recouvrer la liberté. C’est le déclenchement du livre: «Le lien que cette séquence faisait apparaître entre le bagne, soit la quintessence du «vice», pour parler un langage de l’époque, et la chasse aux papillons, que le public se représente plutôt comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés, ce lien ainsi révélé excita ma curiosité au point de m’inspirer un désir irrépressible d’y aller voir.»
Direction la Guyane française, sur les traces du naturaliste Eugène Le Moult, qui mit sur pied un commerce prospère, ou plutôt faudrait-il dire un trafic, de papillons. Des bagnards libérés ou en fuite capturaient les insectes et découpaient leurs ailes pour réaliser des images décoratives destinées aux intérieurs bourgeois: paysages romantiques et lunaires, intérieurs de basilique, odalisques étendues au bord de l’eau… C’est la «ruée vers le papillon» qui attire et fait vivoter dans des conditions atroces une cour des Miracles coloniale faite de réprouvés et d’exilés aux confins du territoire français, tels des centaines de détenus indochinois.
Chimère littéraire
Les insectes qui se monnaient le plus cher auprès des collectionneurs sont les hermaphrodites – ou gynandromorphes – très rares, que des chasseurs mal intentionnés n’hésitent pas à fabriquer de toutes pièces, collant, ni vu ni connu, deux ailes mâles sur un exemplaire femelle. Le Moult précise dans ses écrits que pour que l’opération soit presque impossible à détecter, il faut qu’elle soit effectuée alors que les animaux sont encore vivants. Lorsque Le Moult vendra sa collection, en 1935, à Paris, elle comptera sept millions d’insectes dont un million et demi de papillons…
Jean Rolin lui aussi opère des greffes entre les genres journalistique, historique et romanesque. Mais sa chimère, elle, est bel et bien vivante. Ce ne sont pas tant les insectes qu’il aime attraper que les chasseurs de papillons eux-mêmes, qu’il croque en quelques pages savoureuses, du naturaliste britannique Alfred Russel Wallace, au XIXe siècle, à l’écrivain Nabokov (dont la collection se trouve à Lausanne). Avec élégance, son écriture papillonne, se gardant de conclure, et le roman s’achève dans un vol d’Urania leilus ou «Chinois vert», et le souvenir des chasses de Nabokov en 1950. Rolin part de détails apparemment anodins – le battement d’une aile de papillon – pour évoquer le macrocosme, la géopolitique, la littérature, la vie…
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