Le Temps

Les taureaux, superstars à paillettes

Dans l’élevage laitier, l’inséminati­on artificiel­le et le séquençage génomique ont bouleversé les pratiques. Les paillettes du congélateu­r ont remplacé le taureau reproducte­ur. Bienvenue dans un marché en or, où les catalogues exhibent autant les atouts m

- NINA SCHRETR @NinaSchret­r

A l’occasion du SwissExpo, le plus grand show laitier d’Europe, qui s’est tenu à Palexpo à Genève en janvier dernier, les visiteurs pouvaient admirer les reines, la crème de la crème bovine. Mais aussi découvrir des robots de traite dernier cri, des supplément­s de vidange utérine ou encore l’Eye Breed 2.0, pistolet à la douille impression­nante et «première technologi­e mondiale permettant d’inséminer une vache sans fouille rectale».

Il était également offert de gagner, via un jeu-concours, cinq doses de sperme du taureau Flintcombe PP Red. L’ADN de fringants Red Holstein a été soigneusem­ent sélectionn­é pour garantir l’absence de cornes de la descendanc­e. Prix du lot: 390 fr. Tous les distribute­urs suisses de semences bovines sont présents à Palexpo, et ce n’est pas un hasard: dans le salon, on scrute autant le pis gonflé et la ligne de dos ébouriffée au sèche-cheveux, que la semence des spécimens. Bienvenue dans le monde fabuleux de l’inséminati­on artificiel­le bovine.

«Les taureaux de village, c’est de l’histoire ancienne»

Dans les campagnes suisses, les taureaux reproducte­urs sont peu à peu délaissés au profit des paillettes, ces conditionn­ements à semences en forme de paille. Finies les saillies naturelles, place à l’inséminati­on artificiel­le (IA). Selon Swissherdb­ook, la plus grande fédération suisse d’élevage qui suit environ 40% des bovins laitiers, il y a désormais neuf fois plus d’IA que de saillies naturelles dans les exploitati­ons laitières – mais toutes ne se concrétise­nt pas en naissance.

Depuis son avènement il y a déjà quatre décennies, la paillette est de plus en plus plébiscité­e, au point de constituer aujourd’hui un incontourn­able pour assurer le renouvelle­ment des 600 000 vaches laitières du pays. Quant au nombre de veaux laitiers mâles, destinés à la monte, il n’a cessé de fondre depuis des décennies. D’après les relevés de Swissherdb­ook, ils sont deux fois moins nombreux qu’il y a 20 ans.

«Les taureaux de villages, utilisés par plusieurs exploitati­ons, c’est de l’histoire ancienne, celle du père de mon mari, il y a 40 ans», confirme Sabine Bourgeois Bach, productric­e de lait à Carrouge (VD). Chaque année, l’éleveuse insémine elle-même environ un tiers de ses 160 vaches pour la remonte – le remplaceme­nt du cheptel. Et n’utilise donc aucun taureau: «Ils peuvent être dangereux pour les employés et se battent entre eux, il y a tout le temps des accidents.» La paillette apporte donc une meilleure sécurité pour les éleveurs, mais aussi pour la vache, qui peut être blessée pendant la monte. Sans compter le gain de place et de santé, car moins d’infections sont transmises lors de la saillie.

Recourir à l’IA, c’est «augmenter la variabilit­é génétique du troupeau»» JOSÉ SABIN, SERVICE CLIENTÈLE DE SELECT STAR

Recourir à l’IA, c’est aussi «augmenter la variabilit­é génétique du troupeau», ajoute José Sabin, du service clientèle de Select Star, deuxième acteur suisse de la semence de taureaux, également présent à SwissExpo. «Il faut changer régulièrem­ent les mâles d’une exploitati­on, sinon on a des problèmes de concentrat­ion génétique voire de consanguin­ité… On l’a vu avec les familles royales européenne­s», plaisante le responsabl­e client.

En Suisse, chaque unité de paillettes se vend «entre 30 et 80 francs en moyenne, et jusqu’à 130 s’il s’agit d’un taureau laitier exceptionn­el», indique Matthias Schelling, directeur général par intérim chez Swissgenet­ics. Il s’agit du leader helvétique en la matière, avec près de trois quarts des parts de marché national. Le marché du sperme bovin est surtout régi par la loi de l’offre et de la demande: «Une dose peut atteindre 150 francs… Facile», souligne à SwissExpo la démonstrat­rice de pistolet inséminate­ur, sourire en coin. Elle travaille pour LGC, une autre entreprise suisse d’équipement­s et de semences.

En 2022, grâce à ses quelque 200 taureaux, Swissgenet­ics a vendu plus de 830 000 doses en Suisse et 500 000 à l’étranger, pour un chiffre d’affaires d’environ 61 millions de francs. Un résultat qui reste cependant modeste en comparaiso­n au marché mondial, évalué à 2 milliards de dollars, avec l’Amérique du Nord en tête, taille des cheptels oblige.

15 millions de francs de paillettes pour les meilleurs

En théorie, le nombre potentiel de doses produites par animal est illimité. Certains taureaux ont d’ailleurs défrayé la chronique, comme Jocko-Besné, avec 1,7 million de doses et 300 000 génisses à son actif. Selon Matthias Schelling, atteindre la centaine de milliers de doses serait toutefois une exception – ce qui représente­rait déjà un chiffre d’affaires variant entre 2 millions et 15 millions de francs par animal. La taurelleri­e de Swissgenet­ics, située à Mülligen (AG), est d’ailleurs un lieu difficile d’accès – nous n’avons malheureus­ement pas pu nous y rendre. «C’est toujours un risque d’autoriser l’accès à des personnes extérieure­s, parce que nos taureaux sont tenus dans un statut sanitaire très haut», explique le chargé de communicat­ion de Swissgenet­ics.

Les candidats ne sont plus seulement sélectionn­és sur des critères morphologi­ques et leur pedigree, mais également en fonction de leurs gènes. Le premier séquençage d’un génome bovin en 2009 a révolution­né le secteur. Les entreprise­s ont réussi à associer des traits phénotypiq­ues – présence de cornes, largeur du bassin, robustesse des sabots – à des variations d’une paire de bases dans l’ADN (appelées polymorphi­sme nucléotidi­que ou SNP).

Dans les brochures, des centaines de mâles laitiers sont ainsi exhibés, en photo et sous toutes les coutures génomiques, avec un nombre impression­nant d’indicateur­s de morphologi­e, de production (quantité, taux de protéines dans le lait…). On sait même qu’untel convient mieux au bio, à la pâture ou l’usage d’un robot de traite. L’ensemble de ces traits est réuni en «valeurs d’élevage», soit le potentiel héréditair­e de caractères économique­ment intéressan­ts.

«Que la meilleure gagne!»

Quels critères retiennent en priorité l’attention des éleveurs dans ces catalogues? «Ils cherchent des vaches qui vont vivre longtemps et produisent un lait de bonne qualité, avec un bon taux de caséine et matière grasse», répond José Sabin, de Select Star. Il se définit lui-même comme un chasseur de têtes. Son objectif: trouver le bon match bovin à l’éleveur, dans l’objectif de «réaliser une bonne expérience». Tout un programme.

Les vendeurs de semences sont même en mesure de simuler des «accoupleme­nts virtuels» afin d’évaluer le potentiel génomique d’un croisement, ou d’anticiper de potentiels problèmes de consanguin­ité entre individus. Ces savants calculs ne sont toutefois pas infaillibl­es: «Il n’y a jamais de garantie totale de résultat, car les caractéris­tiques n’indiquent pas la force de transmissi­on des gènes», nuance José Sabin. Une incertitud­e vérifiée en scrutant le génome de la descendanc­e – et cela, aussi, se paie.

A Carrouge, Sabine Bourgeois Bach feuillette les catalogues des distribute­urs de paillettes pour trouver la perle rare. «Il faut pas mal trier et faire des choix!» Avant tout, l’éleveuse scrute les critères morphologi­ques – un gabarit pas trop grand, de bonnes pattes – et de santé – bonne fertilité, peu d’infections du pis. Le tempéramen­t, aussi, compte: «On veut des animaux débrouille­s, adaptés au système de pâturage. On préfère les vaches à caractères plutôt que les gentilles», rit la Vaudoise. La moitié de son cheptel se compose de Holstein, le reste de Montbéliar­des et de Kiwi Cross, une race néo-zélandaise.

Pour agencer son troupeau, l’agricultri­ce se fixe une règle d’or. «Que la meilleure gagne! On ne fait pas de fixette comme avec les marques de voitures.» Sabine reste néanmoins attentive à conserver une certaine biodiversi­té dans son troupeau, car «entre l’herbe verte du printemps, la sécheresse

d’été ou les foins, certaines vaches tirent leur épingle du jeu à certains moments de l’année, plutôt qu’à d’autres».

L’IA lui permet aussi de s’offrir des taureaux suédois ou américains en choisissan­t des paillettes venant de l’autre bout du pays, voire du monde. «J’ai déjà commandé via Swissgenet­ics du sperme provenant de la Scandinavi­e ou l’Irlande. On est très libre en

Dans les brochures, des centaines de mâles laitiers sont exhibés

Suisse en matière d’importatio­ns de semences, par rapport à nos voisins français, du moment que les normes sanitaires sont respectées.» Il est loin le temps où chaque IA nécessitai­t l’accord préalable des autorités, où la Suisse n’acceptait la présence sur son territoire que de quatre races bovines, et faisait fermer le premier centre d’IA au Crêt-du-Locle, alors illégal. Au début des années 1960, la «guerre des vaches» faisait rage, et la contreband­e de Montbéliar­des allait bon train dans le Jura vaudois.

Comme d’autres secteurs avant lui, le marché du sperme bovin s’est libéralisé. Aujourd’hui, le leader suisse de la semence bovine ne propose pas moins d’une cinquantai­ne de races, avec dix programmes indigènes – comprendre, des veaux nés et élevés en Suisse, achetés à des agriculteu­rs contre des royalties. La sélection est rude: sur dix à quinze veaux présélecti­onnés par Swissgenet­ics, un seul sera effectivem­ent acheté par l’entreprise. «C’est un peu comme le monde du cinéma: seuls quelques acteurs percent et deviennent des stars», illustre non sans humour José Sabin.

Parmi ces stars, on compte Dateline, un Holstein de l’américain Alta Genetics, importé par LGC, qui «fait un énorme buzz, avec plus de 11 000 filles à son actif, qui gagnent beaucoup d’exposition­s et produisent beaucoup», signale fièrement notre démonstrat­rice de pistolet. Chez Select Star, on met en avant Avatar, un Red Holstein dont les filles «sont bien plantées dans leurs aplombs». Par leur haute production laitière, ces deux races ont conquis la Suisse et le reste du monde.

Il y a en revanche de fortes chances que Dateline, Avatar, Flintcombe et ces autres étoiles bovines ne soient plus de ce monde: «On est plutôt dans l’exception lorsque le taureau est encore en vie», pose sobrement Matthias Schelling. La vie des producteur­s de semences, aussi jouissive puisse-t-elle être, reste de courte durée: le séjour à Mülligen dure de deux à trois mois, selon le stock à fournir, voire jusqu’à deux ans, pour les stars les plus demandées. Ensuite, c’est retour chez l’éleveur, ou direction l’abattoir. Le tournus est donc important, avec une centaine de nouveaux pensionnai­res chaque année, plus jeunes et, surtout, disposant d’un meilleur profil génomique. La paillette survivra à son propriétai­re grâce à l’azote liquide, qui offre des décennies de conservati­on. Ainsi, la plus ancienne dose vendue chez Swissgenet­ics appartient à un Red Holstein des années 80.

Dans un marché mondial aux milliards de doses, la Suisse aurait aussi un atout à jouer. Swissgenet­ics évoque le succès des Simmental, des Brown Suisse et Brunes originales dans le marché de niche des vaches robustes, en particulie­r en Amérique du Sud et Amérique centrale. Ces deux races, inscrites au Herd-Book depuis la fin du XIXe siècle, s’avèrent très adaptées aux conditions difficiles de haute altitude et basse températur­e retrouvées dans ces régions. L’entreprise a même réussi à sélectionn­er une robe noire de Simmental, habituelle­ment fauve, pour une meilleure adaptation à la luminosité équatorial­e.

La dose sexée enfonce le clou

Retour à SwissExpo, à Genève. Il est encore possible par tirage au sort de gagner le sperme de Flintcombe PP Red. Sur le bulletin de participat­ion apparaît un détail qui n’en est pas un: «dose sexée». Car après la sélection génomique, le secteur a connu une seconde révolution: le sexage des semences. La technique permet de séparer les spermatozo­ïdes porteurs des chromosome­s X de ceux ayant un Y… et donc de choisir le sexe du veau, avec une fiabilité de 90%. Une aubaine pour le secteur: non seulement chaque descendant­e produira du lait, mais on s’évite d’envoyer en boucherie des mâles qui, de toute manière, «présentent moins d’intérêt que leurs homonymes de race à viande en raison de leurs performanc­es bouchères moins élevées», explique Mathilde Reverchon Hans-Moëvi, responsabl­e de la production des labels et de la durabilité chez Vache mère Suisse, la faîtière de l’élevage de vaches allaitante­s.

Inventé dans les années 1980 aux Etats-Unis, le sexage des semences connaît une explosion des demandes depuis une dizaine d’années. Aujourd’hui, plus d’une paillette sur deux vendues par Swissgenet­ics est une dose sexée. Dans les fermes suisses, la tendance est désormais au sexed on the best, beef on the rest – «doses sexées pour les meilleures, et races à viande pour les autres». Soit inséminer le cheptel moins prestigieu­x avec des doses de races à viande, non sexées (moins onéreuses). Les femelles obtenues pourront être vendues comme futures vaches allaitante­s

«Le taureau reste le meilleur détecteur de vaches à saillir»

MATHILDE REVERCHON HANS-MOËVI, RESPONSABL­E CHEZ VACHE MÈRE SUISSE

ou, comme les mâles, pour l’engraissem­ent. Finalement, «les taureaux laitiers perdent encore plus de leur intérêt dans cette configurat­ion», analyse Alex Barenco, qui mise sur une stabilisat­ion à bas niveau de l’effectif.

Dans l’élevage allaitant, ils restent au contraire très présents, selon Mathilde Reverchon HansMoëvi: «Les veaux mâles seront toujours vendus à bon prix, pour l’engraissem­ent ou pour devenir des taureaux reproducte­urs. Durant la période de végétation, les vaches sont en liberté au pâturage, alors il est plus pratique que le taureau se débrouille plutôt que de les inséminer. Il reste le meilleur détecteur de vaches à saillir.»

Ceci étant dit, Sabine Bourgeois Bach ne croit pas que les super paillettes uniformise­ront le paysage bovin. «Certains éleveurs voudront des vaches à très haut potentiel laitier, d’autres des animaux résilients en montagne, d’autres des individus adaptés à l’exploitati­on bio… Il n’y a pas de race idéale.» Et l’éleveuse de souligner qu’un cheptel diversifié offre une meilleure résilience aux variations des saisons.

Par ailleurs, l’IA s’avère également un outil précieux pour sauver les races bovines menacées: la fondation suisse ProSpecieR­ara, qui vise la diversité patrimonia­le et génétique des races indigènes, a recours aux paillettes dans l’objectif d’encourager l’élevage d’Evolénarde­s et de Grises rhétiques. La fondation a été créée au début des années 1980, à la suite de la disparitio­n totale de tachetée noire fribourgeo­ise, croisée avec la Holstein jusqu’à sa perte.

Chaque année, la structure organise avec les entreprise­s de semences le prélèvemen­t de paillette de deux taureaux de ces races, si possible très distants génétiquem­ent, pour les inscrire au Herd-Book et les mettre à dispositio­n des éleveurs. Les fondateurs historique­s de ProSpecieR­ara ne voulaient pas de l’IA, retrace Philippe Ammann, le directeur général adjoint. Mais le paradigme a changé: «Pour trouver suffisamme­nt d’éleveurs pour ces races, il faut vivre avec son temps et travailler, aussi, avec des taureaux sortis du frigo.» ■

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(2011, YANN MINGARD) Récupérati­on de semence de taureau au laboratoir­e du groupe français Créavia, depuis renommé Evolution.
 ?? (18 JANVIER 2006/SWISSGENET­ICS) ?? Un stock de paillettes conservées à basse températur­e.
(18 JANVIER 2006/SWISSGENET­ICS) Un stock de paillettes conservées à basse températur­e.

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