Le Temps

L’Algérie voit grand avec sa nouvelle mosquée

Cinq ans après la fin des travaux, le président Abdelmadji­d Tebboune a inauguré fin février la Grande Mosquée d’Alger et son «plus haut minaret du monde». Un condensé de symboles dont le coût interpelle certains Algériens

- FRÉDÉRIC KOLLER, DE RETOUR D’ALGER @fredericko­ller

D’un navire, en avion, en voiture ou à pied, vous ne voyez plus que lui à l’approche d’Alger: le plus haut minaret du monde, celui de la Grande Mosquée Djama’a el-Djazaïr. Selon les premiers plans, il devait culminer à plus de 300 mètres.

Les autorités de surveillan­ce aérienne ont dit stop alors qu’il dépassait 260 mètres. Ce sera 265 mètres au final, pas un de plus. De fait, deux minutes après le décollage de l’aéroport internatio­nal Houari-Boumédiène, les avions opèrent un virage juste au-dessus, à quelques centaines de mètres. Mais c’est bien le plus haut, plus haut en tout cas que celui de la mosquée de Casablanca (210 mètres) et là est peut-être l’essentiel face au rival marocain. Plus haut aussi que la basilique Notre-Dame-d’Afrique, longtemps premier monument à se signaler à l’horizon des marins venant accoster les côtes algéroises. C’est le nouveau phare de la capitale de la République algérienne démocratiq­ue et populaire. Il a éclipsé le Mémorial des martyrs (92 mètres).

365 000 cristaux pour un lustre

En empruntant l’un des 17 ascenseurs, le visiteur peut atteindre le 38e étage et sa plateforme panoramiqu­e. Les cinq derniers étages sont réservés au président et ses VIP. Ce jour-là, aucun touriste ne scrutait l’horizon. Mais deux ouvriers chinois, Lin et Sha, en tunique de l’entreprise d’Etat China State Constructi­on Engineerin­g (CSCEC, celle-là même qui a construit l’aéroport Houari-Boumédiène) tirent des câbles dans une cage par laquelle le vent s’engouffre. Dans un dialecte du Shandong, leur province natale, les deux campagnard­s expliquent travailler sur ce chantier pour une durée de deux ans. Ils sont encore une centaine, logés dans le China town de la mosquée. Plusieurs sont rentrés en Chine pour la Fête du printemps, retrouver femme et enfants dont les études sont financées par leur labeur sur ce chantier au nord de l’Afrique. Au plus fort des travaux, ils étaient plus de 4000.

La Grande Mosquée d’Alger, vous diront fièrement les Algérois, est aussi la plus grande d’Afrique et la troisième plus grande du monde après la mosquée Al-Haram de La Mecque et celle du Prophète à Médine, les deux principaux lieux saints de l’islam, en Arabie saoudite. Pour la construire, il aura fallu sept années, de 2012 à 2019. Puis attendre encore cinq ans avant de l’inaugurer officielle­ment, c’était le mois dernier. Le projet avait été lancé par l’ex-président Abdelaziz Bouteflika – à qui on prête l’intention d’avoir voulu lui donner son nom – et sera achevé par son successeur, Abdelmadji­d Tebboune. Parmi ses premiers visiteurs de marque, il a guidé le président iranien, Ebrahim Raïssi, venu participer à un forum internatio­nal sur le gaz, fin février.

Pénétrer dans la Grande Mosquée d’Alger par sa grande porte donnant sur l’Orient, réservée aux hôtes de l’imam ou de la présidence (les visiteurs et les fidèles entrant par la porte occidental­e), revient à se plonger dans un univers symbolique où chaque détail architectu­ral, chaque matériau et chaque écrit fait référence au Coran ou à l’histoire nationale. A commencer par l’emplacemen­t du lieu saint. Autrefois, durant la période coloniale française, s’élevait ici le quartier Lavigerie, du nom du cardinal Charles Lavigerie. A la fin du XIXe siècle, on l’appelait aussi le cardinal d’Afrique ou cardinal de Carthage. C’est le fondateur des Pères blancs et des Soeurs blanches, les missionnai­res du continent africain. Sa mémoire a été rasée, bien que les habitants du quartier évoquent encore volontiers son nom pour désigner ce quartier de l’est de la capitale.

«La Grande Mosquée d’Alger est un complexe religieux, scientifiq­ue, culturel et touristiqu­e qui regroupe 12 bâtiments sur 30 hectares», énumère Belkassem Adjadj, le directeur de la communicat­ion. Sa devise est «Rassembler l’Algérie et préserver la lumière de l’islam». Ce qui ne signifie pas non plus se couper du reste du monde. La preuve? Les architecte­s de la mosquée étaient deux bureaux allemands, les structures antisismiq­ues viennent du Japon et le maître d’oeuvre était donc chinois. Le coût des travaux? Des chiffres entre 750 et 900 millions de francs ont circulé. Mais à la mosquée, on dit l’ignorer. Le sujet est sensible.

Le coût des travaux? Des chiffres entre 750 et 900 millions de francs ont circulé

La grande salle de prière est celle des superlatif­s: 22 000 m², 44 mètres de hauteur. Avec les deux esplanades en plein air, 120 000 fidèles peuvent se réunir pour la grande prière du vendredi. C’était le cas pour l’inaugurati­on, indique Ishtar, une jeune diplômée en gestion d’entreprise polyglotte convertie en guide touristiqu­e par la volonté de l’Etat. La grande salle de prière peut accueillir à elle seule 36 000 fidèles dont 8000 femmes. «Contrairem­ent à ce qu’on pense en Occident, les femmes ne sont pas négligées dans l’islam», explique la guide en rappelant que s’il y a moins de place pour elles, c’est que, à la différence des hommes, elles ne sont pas obligées de se rendre à la mosquée. Pour elles, tout tourne autour du chiffre 8, comme les huit portes du paradis, ou les 88 colonnes soutenant les mezzanines où elles prennent place séparément et qui sont éclairées par les 88 mini-répliques du grand lustre central (13,5 mètres de diamètre, 4,5 mètres de haut et 9,5 tonnes) qui, lui, est recouvert de 365 000 cristaux Swarovski.

Aller-retour entre deux Algérie

A l’est, il y a le mihrab, indiquant la direction de La Mecque, entièremen­t de marbre et dont les influences sont aussi bien maghrébine­s qu’andalouses. Y sont gravés les 99 autres noms d’Allah et Allah qui est le 100e. Au nord il y a «la porte de la victoire», celle remportée sur la France, etc. La Grande Mosquée va aussi former des imams (une centaine d’étudiants sont prévus et la bibliothèq­ue peut recevoir «1 million» d’ouvrages). Et dans les jardins, on trouve des oliviers de la mosquée Al-Aqsa (Jérusalem) pour signifier l’enracineme­nt des liens avec le peuple palestinie­n.

Pour gagner la Grande Mosquée d’Alger, vous pourriez être pris en charge par un chauffeur en djellaba de laine épaisse à capuche, barbe fournie sans être longue et ne parlant presque pas français. Il n’aura pas assez de mots pour vanter «sa» mosquée et clamer que les Algériens sont de bons musulmans. Il témoigne à sa façon d’une islamisati­on de la société algérienne, sous l’influence du wahhabisme diffusé par les chaînes de télévision arabes avec l’aval d’un pouvoir qui, loin d’être converti à une religiosit­é militante, tente d’en garder le contrôle dans une Algérie de plus en plus conservatr­ice. Dans certains quartiers d’Alger, les femmes ne sortent plus sans un voile. Et, comme le note un observateu­r étranger, si les check-points servaient dans les années 1990 à débusquer les islamistes en contrôlant leur barbe (et leur coffre), la police demande aujourd’hui au chauffeur s’il n’a pas bu d’alcool et aux couples s’ils sont bien mariés.

Vous pourriez aussi quitter cette mosquée avec un chauffeur de taxi à la moustache républicai­ne qui commencera­it par vous parler du nouvel entraîneur de l’équipe nationale de football, Vladimir Petkovic, avant de déplorer la constructi­on d’une mosquée disproport­ionnée, source de corruption, et dont le budget et l’emplacemen­t auraient bien mieux servi le peuple avec l’édificatio­n d’un hôpital universita­ire. «Imaginez la recherche dans la santé qu’auraient pu financer ces milliards de dinars.» ■

 ?? (ALGER, 21 FÉVRIER 2024/ANIS BELGHOUL/AP PHOTO) ?? Avec ses 265 mètres de haut, le minaret de la mosquée Djama’a el-Djazaïr est le nouveau phare de la capitale algérienne.
(ALGER, 21 FÉVRIER 2024/ANIS BELGHOUL/AP PHOTO) Avec ses 265 mètres de haut, le minaret de la mosquée Djama’a el-Djazaïr est le nouveau phare de la capitale algérienne.

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