«La répression en Russie a tout d’une dictature militaire»
Une délégation européenne de l’ONG Memorial, interdite en Russie, est venue à Genève pour rappeler devant le Conseil des droits de l’homme le sort des prisonniers politiques. Elle demande de mettre une pression sur Moscou pour leur libération
Elle a été dissoute par la Cour suprême de Russie le 28 décembre 2021 après avoir été harcelée par le régime de Vladimir Poutine depuis les grandes manifestations anti-Kremlin de 2011-2012. L’ONG Memorial International n’a pourtant pas baissé les bras. L’organisation de défense des droits de l’homme fondée à l’époque de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev avec l’aide du Nobel de la paix Andreï Sakharov, est renée de ses cendres à Genève sous le nom d’association Memorial international. De lundi à jeudi, elle a mené une vaste offensive auprès de l’ONU à Genève. Notamment au Haut-Commissariat aux droits de l’homme. Parmi eux, trois jeunes Russes qui ont tous trois étudié le droit et qui sont désormais établis en Europe: Violetta Fitsner, Vladislav Alifirov et Denis Shedov. Ils sont actifs au sein de Memorial et d’une autre organisation, OVDInfo, active dans les droits humains, les médias et fournissant de l’aide aux victimes de la répression en Russie.
«Si on a une guerre maintenant en Ukraine, c’est parce qu’on a laissé Poutine agir en toute impunité par le passé»
EVGENIA KARA-MURZA, ÉPOUSE D’UN OPPOSANT EMPRISONNÉ
Pire que sous Khrouchtchev et Brejnev
Fortement affectés par la situation politique dans leur pays d’origine, ils sont venus à Genève pour que le monde n’oublie pas le sort des prisonniers politiques en Russie. Ils ont aussi attiré l’attention sur la mort de l’opposant Alexeï Navalny et les multiples arrestations qui ont suivi ses funérailles. Devant la 55e session du Conseil des droits de l’homme (CDH), ils sont intervenus et ont aussi invité Evgenia, l’épouse de l’opposant emprisonné Vladimir KaraMurza, à parler devant l’institution genevoise en qualité de présidente de la Fondation Free Russia.
Désormais fer de lance de l’opposition, Evgenia Kara-Murza a voulu prendre en défaut la rhétorique du Kremlin reflétée dans le rapport de la Russie soumis au CDH lors de l’Examen périodique universel: «Selon l’article 2 de la Constitution de la Fédération de Russie, les êtres humains, leurs droits et leurs libertés sont des valeurs suprêmes.» Continuant à souligner les incohérences du Kremlin, elle a ajouté: «Le président de Russie est le garant de la Constitution de la Fédération de Russie, des droits humains et civils et des libertés.» Or, a-t-elle insisté, il y a eu plus de procès politiques lors du quatrième mandat présidentiel de Poutine que pendant les mandats combinés des dirigeants soviétiques Nikita Khrouchtchev et Leonid Brejnev. «Nous voyons des gens persécutés pour avoir déposé des fleurs sur les tombes des leaders de l’opposition Boris Nemtsov et Alexeï Navalny et tout discours antiguerre […] est durement puni, souvent par une détention carcérale digne de l’ère stalinienne.»
Responsable du programme d’aide aux prisonniers politiques à Memorial, Sergueï Davidis n’est pas moins sévère. Il rappelle que 684 prisonniers politiques croupissent actuellement en prison en Russie. «Sont réprimés, explique-t-il, les gens favorables à l’Ukraine, manifestant la moindre opposition au régime Poutine, les journalistes, les avocats. Même les représentants de communautés religieuses minoritaires comme les musulmans, les témoins de Jéhovah ou encore les Tatars de Crimée font l’objet de procédures pénales à leur encontre. La répression pratiquée a tout d’une dictature militaire.»
Violetta Fitsner le rappelle: les deux organisations pour lesquelles elle travaille, Memorial et OVD-Info, coopèrent avec un vaste réseau d’avocats en Russie. «Ils vont devant les cours de justice pour défendre des détenus, ils vont dans les prisons. Ce sont des gens incroyablement courageux. Mais ils sont aussi la cible du régime et continuent de travailler tant qu’ils le peuvent encore.» Vladislav Alifirov abonde dans le même sens: «Trois avocats associés aux activités de Navalny, avant sa mort, ont été arrêtés. Je crains que la Russie devienne comme la Biélorussie de Loukachenko où les avocats n’osent plus y défendre des cas politiques. Les Européens, poursuit Vladislav, doivent se rendre compte qu’il n’y a pas que la guerre en Ukraine qui compte. La répression interne en Russie doit aussi préoccuper, car nous savons que lorsqu’un pays connaît des agressions internes, il finit toujours par agresser un autre pays à l’extérieur. C’est pourquoi il faut expliquer à toute l’Europe que la démocratie et la paix sur le continent sont liées.» La division entre la Russie et l’Europe, ajoute Vladislav, est «artificielle».
«Le compromis, un signe de faiblesse»
Répondant au Temps, Evgenia KaraMurza refuse l’un des deux narratifs ayant cours dans les pays occidentaux à savoir qu’il faut, pour les uns, ne pas humilier Poutine et, pour les autres, le stopper à tout prix. «Si on a une guerre maintenant en Ukraine, c’est parce qu’on a laissé Poutine agir en toute impunité par le passé. Ce n’est pas la première agression du Kremlin. Rappelez-vous la Géorgie en 2008 [où la Russie a pris le contrôle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud]. Ou la guerre en Tchétchénie et en Syrie. Des dictatures comme celle de Poutine ne comprennent pas la notion de compromis qu’elles interprètent comme une forme de faiblesse.» Aujourd’hui, alors que la Russie parle de réintroduire la peine de mort, l’épouse de Vladimir Kara-Murza craint pour son mari, condamné à 25 ans de prison et déjà empoisonné à deux reprises par le régime. «Il vit dans une cellule de 6 mètres carrés, en isolement cellulaire depuis le 23 septembre dernier. Il n’a aucune visite, aucun téléphone. Les seules communications qu’il a, c’est avec son avocat une fois par semaine. Il ne peut lire et écrire qu’une heure et demie par jour et marcher seul dans une cour pour 90 minutes. Il souffre de polyneuropathie qui pourrait le mener à une paralysie complète. Or la loi russe interdit d’incarcérer des gens souffrant de tels maux.»
A ceux qui pensent que la société civile russe est morte, Violetta Fitsner riposte immédiatement: «Non, elle reste bien vivante. Après l’invasion russe de l’Ukraine, les femmes sont tout de suite montées au front pour protester contre la guerre. Elles ont été nombreuses parmi les 20 000 personnes arrêtées depuis le 24 février 2022. En septembre de la même année, les femmes représentaient 70% des Russes interpellés parce qu’ils protestaient contre la mobilisation de jeunes citoyens.»
Ayant grandi en Russie, Violetta, Denis et Vladislav réfutent les valeurs traditionnelles promues par le régime Poutine. Denis, qui a participé à des ateliers avec des étudiants à l’Ecole des hautes études en sciences économiques de Moscou, le relève: «Aucun d’entre eux n’avait des demandes pour les valeurs défendues par le Kremlin.» Vladislav dénonce ce discours poutinien sur les valeurs: «Tout cela est faux. Quand Poutine met en avant les valeurs familiales, il ne les promeut pas par l’exemple. Il a divorcé déjà voici quelques années. Aucune loi n’existe pour combattre la violence domestique. Les prisonniers politiques sont privés de leur famille en raison de condamnations à des années de prison. Des familles perdent des pères et des fils tués dans la guerre en Ukraine. Quant aux valeurs spirituelles, elles ne sont qu’un paravent. Les pontes du régime cherchent surtout à développer leur propre empire financier.» Quant au soutien dont bénéficie Vladimir Poutine, explique-t-il, il n’est pas aussi important qu’on le dit: «Personne n’est descendu dans la rue pour le soutenir quand Prigojine [feu patron du groupe Wagner] marchait sur Moscou.»
En se rendant à l’ONU à Genève, les représentants de Memorial et OVDInfo nourrissent quelques espoirs. Ils espèrent que les Nations unies vont suivre quelques-unes de leurs recommandations. Ils exhortent ainsi le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres à établir une commission d’enquête internationale et indépendante pour faire toute la lumière sur la mort d’Alexeï Navalny. Ils demandent à l’ONU de mettre en oeuvre des mécanismes pour libérer tous les prisonniers politiques dont Vladimir Kara-Murza, Alexeï Gorinov, Sasha Skotchilenko, Igor Baryshnikov, Ludmila Razumova ou encore Rustem Muliukov. ■