«Il faudra bien vivre ensemble»
Depuis l’attaque du 7 octobre, les voix qui prônent une coexistence pacifique sont presque inaudibles. Les Israéliens qui y croient encore sont tiraillés entre leur volonté de continuer à aider et le désir de vengeance qui imprègne la société
5h45. Au check-point de Ni’lin, Alaa Hawareen s’extirpe d’un taxi, agrippe cinq sacs d’une main, un fauteuil roulant de l’autre puis y place son fils Amine, 6 ans. Dans la pénombre, les deux Palestiniens longent une voie rapide sans trottoir ni lumière où des camions filent à vive allure, manquant à plusieurs reprises de les renverser, puis s’engouffrent dans les tourniquets du point de contrôle. Le père de famille tend les cartes d’identité et les permis à un soldat israélien pendant qu’un autre fouille l’intégralité de leurs affaires sous des néons blafards. A la sortie du check-point, c’est un autre Israélien qui les attend – mais cette fois, ce n’est ni un soldat, ni un policier. Yitzhak Even Tzur est un retraité: il est venu les conduire jusqu’au centre médical de Tel-Aviv où le jeune garçon a rendez-vous pour des séances de physiothérapie.
Une timide poignée de main, quelques mots en hébreu: les premiers échanges sont presque secs. Comme pour détendre l’atmosphère, l’Israélien de 71 ans tente d’engager la conversation dans un arabe hésitant: «Combien de temps… à l’hôpital?» balbutie-t-il. «Ça fait trois ans qu’on fait des allers-retours afin qu’Amine puisse espérer remarcher», répond Alaa, le père.
«Chacun peut contribuer, à son petit niveau»
Pour arriver jusqu’ici, les deux Palestiniens ont dû se lever aux aurores. Du domicile familial – situé à Al-Ram – jusqu’à l’hôpital, il n’y a que 57 kilomètres mais l’occupation rend ce trajet fastidieux: c’est trois heures de route avec un chauffeur, indispensable, les Palestiniens de Cisjordanie n’ayant pas le droit de conduire de l’autre côté du mur de séparation. «Parfois un ami nous emmenait, parfois on payait un taxi jusqu’à l’hôpital, mais depuis la guerre, tout est compliqué», soupire Alaa.
Alors, ils ont fait appel à l’association israélienne Road to Recovery, des bénévoles qui conduisent les Palestiniens jusqu’aux hôpitaux. Au volant, Yitzhak raconte qu’il a rejoint l’ONG il y a cinq ans. Une manière de «progresser un peu en arabe, assure-t-il, et de rencontrer ces Palestiniens qu’on ne croise jamais. Et puis je voulais faire quelque chose pour la paix.» Il s’arrête, fait la moue. «Dis comme ça, c’est vrai que ça fait un peu pompeux, s’empresse-t-il d’ajouter. Mais je pense que chacun peut contribuer à son petit niveau.» Depuis ce fameux «Shabbat noir», où 1200 de ses compatriotes ont été tués, tout a pourtant basculé pour cet ancien ingénieur. «Ma compassion envers les Palestiniens était paralysée, admet le retraité, qui décide de tout arrêter. Je me disais: à quoi bon?» Au fil des semaines, la sidération s’estompe et Yitzhak décide finalement de reprendre son engagement bénévole. Une manière «de me forcer à aller au-delà de ce sentiment de consternation et d’accablement», lâche-t-il, péremptoire. Après tout, les Gazaouis, il les connaît, il leur parlait. «Il ne faut pas perdre ce lien, cette compréhension mutuelle de nos traumatismes.»
Pour l’association Road to Recovery, il y a un «avant et un après 7 octobre», explique sa directrice, Yaël Noy, 54 ans. «La majorité de nos volontaires vivaient autour de la bande de Gaza…» Sa voix se brise lorsqu’elle évoque le sort de Viviane Silver, 74 ans, militante pour la paix chevronnée que beaucoup croyaient kidnappée. Il a fallu plus d’un mois pour retrouver ses restes, éparpillés dans sa maison du kibboutz de Beeri. Elle évoque aussi le nom d’Oded Lifshitz, un octogénaire qui protestait inlassablement contre les conditions de vie des Palestiniens de Gaza, prison à ciel ouvert. Tragique ironie, c’est lui qui y est désormais otage. Et puis, il y a tous ces miraculés, qui ont vu leurs voisins suppliciés, ou leurs enfants abattus sous leurs yeux. «Je ne comptais plus les enterrements… l’horreur», s’interrompt l’Israélienne. Elle jette un regard furtif au-dessus de son épaule – pour vérifier que personne ne l’écoute – puis chuchote: «Il y a aussi mes amis à Gaza et leurs familles. Je ne sais pas si je les reverrai un jour, ni même si tous sont encore en vie.» Une inquiétude désormais totalement incompréhensible pour la plupart de ses compatriotes.
Malgré la méfiance et le rejet que suscite Road to Recovery, Yaël lutte pour que ce dernier phare tienne bon, au milieu d’un océan de haine. Dès le 8 octobre, elle était au checkpoint avec des bénévoles pour récupérer des Palestiniens. Des deux côtés, il a fallu rassurer. «On appréhendait beaucoup de retourner en Israël», confie Alaa, le père de famille. Au lendemain de l’attaque du Hamas, des civils israéliens avaient appelé à se «venger sur les Arabes». Accompagnés de Yitzhak, Yaël ou d’autres, Alaa et Amine disent se sentir «un peu plus en sécurité».
Le problème actuel de tous ces Israéliens est à la fois simple et compliqué: comment continuer à tendre la main aux Palestiniens, et le dire, sans blesser sa propre société? «C’est un sentiment ambigu, on a l’impression permanente d’être entre deux fronts», avoue Gilles Alexandre, 71 ans. Ce Franco-Israélien, juif pratiquant et sioniste – «c’est important de le préciser», dit-il – est membre de l’association depuis plus d’une décennie. Dans sa voiture, il a même une playlist de chansons en arabe. Aujourd’hui, le plus difficile pour lui, c’est la relation à ses proches. Lorsqu’il poste un message sur son compte Facebook pour souhaiter un bon ramadan à ses amis musulmans, les Israéliens multiplient les invectives: «Comment peux-tu encore avoir des amis palestiniens après le 7 octobre?» Et quand il parle de son sionisme, la réaction de son entourage palestinien ou de ses compatriotes qui luttent contre l’occupation
«Il ne faut pas perdre ce lien, cette compréhension mutuelle de nos traumatismes»
YITZHAK EVEN TZUR, ISRAÉLIEN, MEMBRE DE L’ONG ROAD TO RECOVERY
est la même. «Ils me foudroient du regard et me demandent comment je peux encore me dire sioniste depuis le début de la guerre à Gaza.» C’est son impression: partout, on somme l’autre de choisir son camp. Malheur à celui dont le coeur ne palpiterait pas à l’unisson de tous les autres. On lui demande comment il arrive à tenir. «Je vais chez le psy une fois par semaine», rit-il.
La solution, pour beaucoup, consiste à faire profil bas. Y compris avec leur famille. Du jour au lendemain, le kibboutz où vivaient les parents de Yaël Noy a été transformé en paysage d’apocalypse; depuis, ils sont déplacés dans un complexe hôtelier de Netanya, bétonné et sans âme. Son père ne fera plus monter de Palestiniens dans sa voiture. Quelques jours après le 7 octobre, celui qui se définissait comme un pacifiste a eu cette phrase: «Le terrible message est passé.» Avant de demander à sa fille si, elle aussi, avait «enfin compris». Que pouvait-elle répondre? Yaël refuse de basculer dans cette spirale de vengeance. «Il faudra bien vivre ensemble, assure-telle. Ou côte à côte.» On lui fait remarquer que son discours est rare. Son sourire un peu gêné et son silence en disent long: Yaël a parfois du mal à trouver les mots. Comme si la plupart avaient perdu de leur sens depuis le 7 octobre.
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