Le Temps

«Je n’ai jamais connu un tel niveau de haine de l’autre à Jérusalem»

CONFLIT Rédactrice en chef de «Terre Sainte Magazine» qui vit dans la Ville sainte depuis trente-sept ans, Marie-Armelle Beaulieu revient sur l’après-7 octobre et insiste sur la nécessité de voir une possibilit­é d’espérance au bout de l’obscurité

- PROPOS RECUEILLIS PAR A. F.

Journalist­e, catholique, Marie-Armelle Beaulieu est, depuis 2005, la rédactrice en chef de Terre Sainte Magazine, la revue des franciscai­ns. En 1986, c’est grâce à un pèlerinage qu’elle met les pieds à Jérusalem pour la première fois et s’y installe l’année suivante, en entrant au couvent des bénédictin­es sur le mont des Oliviers. Elle y restera six ans avant de choisir une autre voie, celle du journalism­e – deux vocations qui sont les revers d’une même médaille, dit-elle. En ce week-end pascal, elle revient sur la période post-7 octobre et insiste sur un message: la nécessité de «tenir bon» face à la haine de l’autre et de prendre le temps de voir qu’au bout du tunnel, il y a toujours la possibilit­é de l’espérance.

Comment voyez-vous la ville aujourd’hui? Jérusalem vit l’inverse de sa vocation. Dans les Evangiles, il y a une phrase qui le résume bien: «Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants.» Pour ceux qui ont la foi, Dieu s’est révélé aux hommes dans trois religions différente­s, au même endroit. Soit c’est parce que Dieu veut nous empêcher de tourner en rond; soit c’est parce qu’il nous expose le projet du vivre-ensemble malgré les différence­s. J’opte pour la deuxième option. Mais ce que Jérusalem est en train de vivre en ce moment est une souffrance terrible. Je n’ai jamais connu un tel niveau de haine de l’autre, de destructio­n ou d’exclusion dans cette ville. Et le pire, c’est que nous ne savons pas où s’arrêtera cette spirale abyssale: personne ne sait quand ni où cette violence se terminera.

Est-ce que vous avez l’impression de comprendre encore Jérusalem et ses habitants? Je n’ai jamais cherché à la comprendre. Elle est bien plus belle et riche dans ses mystères. Mais il est vrai que je me retrouve face à un grand point d’interrogat­ion sur le projet des hommes et des femmes qui y habitent. Nous étions, avant le 7 octobre, dans un marasme politique installé et auquel nous nous étions habitués. C’était la moins mauvaise des situations. Mais la question israélo-palestinie­nne était passée sous les radars et ne faisait plus l’objet de discussion­s politiques. Maintenant, nous pouvons penser tout ce que nous voulons de la manière dont les cartes ont été redistribu­ées. Mais à force de destructio­ns, il faudra bien reconstrui­re. Le seul problème, c’est qu’il n’est pas encore certain, en l’état, que la reconstruc­tion soit meilleure. Surtout si elle vient de la victoire des uns et de l’écrasement des autres. En réalité, Jérusalem a besoin de prophètes politiques – pas religieux, car elle a sa dose – qui soient capables de se lever et de proposer quelque chose en s’affranchis­sant des extrêmes.

Comment vous tenez au milieu de tout cela? Depuis le 7 octobre, j’estime qu’on a éteint la lumière. J’ai eu moi aussi ce sentiment de noir intense et puis mes yeux se sont accommodés à l’obscurité.

J’ai commencé à distinguer quelques scintillem­ents. Pour tenir moralement et spirituell­ement, je me suis concentrée sur les initiative­s qui montraient qu’une paix était encore espérée. Avec l’équipe de Terre Sainte Magazine, nous nous sommes concentrés sur ces Israéliens et ces Palestinie­ns qui ne voulaient plus vivre dans cette obscurité. Eux aussi ont été blessés, ils souffrent, mais ils ont encaissé l’uppercut et ils tiennent. Et ils me font tenir. J’ai passé trente-sept ans dans cet endroit et je sais qu’il y a des personnes qui sont dans ce désir de maintenir une main tendue. Nous ne parlons pas encore de confiance, ni de partir en vacances ensemble, mais d’une volonté d’aller vers l’autre. Tous ces groupes – Peace Now, Standing Together, Rabbis for Peace, Road to Recovery – sont nombreux mais ne se parlent pas assez. Quant aux Palestinie­ns, ils vivent dans une situation compliquée depuis 75 ans continuell­ement et les quelques rares qui se lèvent en disant «je suis prêt au vivre-ensemble» ne sont pas audibles au milieu de cette violence.

Vous n’êtes ni Israélienn­e ni Palestinie­nne, mais vous côtoyez les deux communauté­s. Qu’est-ce qui a changé dans vos relations? Je suis d’abord restée des mois sans donner signe de vie à des gens que j’aime. Cela a été très mal vécu pour certains. Se taire était pour moi le stade ultime du respect: une manière d’entendre la souffrance, des deux côtés, sans la commenter. J’ai décidé de l’embrasser comme je sais le faire: par la prière. Mettre des mots sur ce niveau de douleur m’aurait été impossible.

Comment se sent la communauté chrétienne de la Terre sainte en ce moment? Elle se sent abandonnée. D’abord parce qu’elle est numériquem­ent très faible – 1% de la population israélienn­e et palestinie­nne réunie. Grâce à l’industrie des pèlerinage­s, des milliers de chrétiens se retrouvent en temps normal à Jérusalem, Bethléem ou Nazareth, ce n’est plus le cas. Mais le réel enjeu, c’est l’avenir de cette communauté: à chaque conflit majeur, il y a une vague de migration. Il n’y a pas une seule famille chrétienne que je connaisse qui ne pense pas à partir depuis le 7 octobre. Quant aux chrétiens de Gaza, ils sont 1000, réfugiés dans deux complexes paroissiau­x, il ne leur reste rien, alors eux aussi vont partir. La présence chrétienne à Gaza est vieille de 2000 ans, mais il faut s’attendre à ce qu’elle n’existe plus à la fin de la guerre. ■

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RÉDACTRICE EN CHEF DE «TERRE SAINTE MAGAZINE»
MARIE-ARMELLE BEAULIEU RÉDACTRICE EN CHEF DE «TERRE SAINTE MAGAZINE»

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