L’agonie jusqu’à la fin du monde
Avril 1947, veille de Pâques. Cela fait deux ans que la guerre a pris fin et le monde veut espérer, croire que l’horreur est désormais derrière lui. Sauf le très catholique François Mauriac, qui, en cette Semaine sainte, repasse dans sa tête l’une des Pensées de Blaise Pascal associant la Passion du Christ et le drame de l’humanité: «Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.» L’effroi et l’angoisse. Un drame éternel qui n’appartient pas au passé, mais, ajoute l’auteur de Thérèse Desqueyroux, «qui ne finira qu’avec le monde et lorsque le dernier homme aura exhalé son dernier souffle».* A Gaza, en Ukraine, en Haïti, au Yémen ou au Soudan, et jusque dans les faubourgs de Moscou, l’agonie n’en finit pas. Comme en 1947, nous vivons toujours, par-delà les millénaires de civilisation, dans le même temps que celui décrit alors par Mauriac dans son Journal, le temps «des personnes déplacées, des sacrifices humains, des prisonniers devenus esclaves et de l’anthropophagie». Mais aussi le temps d’une trop longue somnolence.
«Comment s’est traduit pour l’individu l’immense effort d’émancipation tenté en faveur de sa classe», s’interrogeait déjà celui qui obtiendra en 1952 le Prix Nobel de littérature, en exprimant un doute sur notre confiance naïve dans la science et les Lumières. «L’avenir de la science fut aux yeux des hommes d’alors l’avenir même du bonheur humain.» 77 ans plus tard, alors que d’autres agonies se sont prolongées, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud et jusque dans les Balkans, c’est le désenchantement. «Le doute s’est installé dans nos sociétés sur la capacité de l’humanité à améliorer les conditions de vie sur la planète», écrivait l’essayiste Olivier Meuwly dans ces colonnes. Tout en refusant de mettre le progrès au pilori, lui qui avoue se compter «parmi ses thuriféraires». Il n’empêche que là où il n’y a ni guerre ni crise sociale, on assiste, comme le notait le philosophe Jürgen Habermas, «à une régression politique, à une fatigue démocratique» jusque dans les démocraties hier libérales.
Sauf en Suisse, petit pays replié sur son bonheur. «Le monde ira de mal en pis, mais nos vies de mieux en mieux», titrait en début d’année le média 20min.ch en commentant un «Baromètre de l’espoir» basé sur un sondage. En 2024, même si les Suisses se classent toujours parmi les plus heureux de la planète et se déclarent plutôt satisfaits de leur vie, 67,6% d’entre eux s’attendent à ce que le monde aille encore plus mal dans vingt ans, contre 61,1% il y a deux ans. La Suisse, elle, va bien, merci. Comme les apôtres au jardin de Gethsémani, nous pouvons nous rendormir. Même si le droit humanitaire, dont nous avons fait un signe identitaire national, va mal. «En Ukraine, l’agonie du droit humanitaire», titraitLe Temps en 2022. Et la récente audition de Philippe Lazzarini, patron de l’UNWRA, l’agence pour les réfugiés palestiniens, par des parlementaires suisses sceptiques, voire hostiles, ne laisse guère augurer d’une prochaine résurrection.
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