«La finance durable doit cibler les 50% d’indécis»
Une petite minorité de clients de la gestion de fortune se disent intéressés par les investissements responsables. Pour quelles raisons? Et comment améliorer les chiffres?
Seuls 10 à 15% des clients de la gestion de fortune souhaitent que leurs avoirs soient gérés de façon durable, nous révélait le patron de l’UBP, Guy de Picciotto, dans une interview du 25 mars. Ce chiffre valable pour l’ensemble des banques s’explique, selon nos interlocuteurs, par des questions de formations des banquiers ou de recherche de performance, si bien que la finance durable semble se trouver dans un creux passager. Comment en sortir?
«Plus le conseiller est convaincu par le durable, plus le pourcentage de clients motivés est élevé, la formation des employés est donc primordiale et c’est un effort très important pour les banques», avance Olivier Calloud. Le directeur général de Piguet Galland confirme ce chiffre de 10 à 15%, qui correspond à la proportion de clients affichant une forte conviction ESG chez Piguet Galland lors du recueil de leurs préférences en matière d’environnement, d’aspects sociaux et de gouvernance. Comment faire augmenter ce pourcentage?
Donner de la visibilité à la dimension ESG
«Parmi les employés (comme dans l’ensemble de la population suisse), environ 25% sont très engagés en matière d’ESG et 25% ne sont pas convaincus. Il est donc important de cibler les 50% d’indécis», conclut le banquier genevois, qui mise sur un cercle vertueux à l’avenir.
Instaurée depuis le 1er janvier en Suisse, «la collecte des préférences ESG est une première étape, la suivante consistera à inclure dans le reporting du client la note ESG de son portefeuille. Cela permettra de savoir si son portefeuille est aligné avec son profil et donnera de la visibilité à la dimension ESG, ce qui alimentera les discussions avec son banquier, qui devra donc se préparer à ce type d’entretien.»
Pas si sûr qu’une telle mécanique se mette en place, enchaîne Guillaume Bonnel, directeur général de la SDG Impact Finance Initiative, qui soutient des projets ayant un impact positif sur les Objectifs de développement durable des Nations unies. Le spécialiste se souvient des résultats changeants obtenus auprès des clients européens de Credit Suisse, où il a été responsable des produits et services durables jusqu’à l’été 2023.
«La clientèle européenne a commencé à être sondée sur ses préférences ESG dès 2020 et au début, la majorité des clients manifestaient leur intérêt pour les placements durables. Puis la régulation a obligé les banques actives en Europe à fournir aux clients des produits adaptés à leur profil de durabilité, ou à expliquer pourquoi lorsqu’elles ne le font pas. Dès lors, l’intérêt affiché des clients pour l’ESG a considérablement baissé.»
Quand le gérant conseille de dire non
Pas à cause des clients, avance Guillaume Bonnel: «Si un client se disait ouvert au durable, il engendrait du travail supplémentaire pour son conseiller, qui devait choisir les bons produits, avec le risque d’être sanctionné s’il ne les trouvait pas. On s’est aperçu que lors des entretiens avec leur client, certains banquiers leur recommandaient de ne pas afficher de préférence pour l’ESG, car cela facilite le travail du banquier, qui pouvait toujours trouver un produit vert, mais au sein d’un univers plus large.»
Les placements verts traversent un creux dans une tendance lourde, après avoir connu un pic autour de 2020, estime encore Guillaume Bonnel: «Depuis la guerre en Ukraine, les clients se focalisent davantage sur la performance de leurs investissements et le climat d’inquiétudes les pousse à investir dans les énergies fossiles ou les armes, des secteurs souvent exclus par la finance durable.»
Pour sortir de cette impasse, «les gouvernements devraient mettre en place des incitations pour pousser les banques à faire davantage d’investissements verts et créer un cadre pour cela. Beaucoup de banques affirment qu’elles feront de la finance durable lorsque la réglementation les y obligera», conclut notre interlocuteur.
Du côté de la fondation Ethos, le directeur Vincent Kaufmann espère que le changement viendra des clients, avec le renouvellement générationnel «et l’arrivée d’une clientèle plus sensible à ces enjeux, qui entraînera une prise de conscience et une accélération de la formation des professionnels de la finance».
«On peut dès aujourd’hui amener les clients vers le durable si on les convainc qu’investir dans l’économie de demain leur fournira une performance supérieure, car ce critère demeure fondamental dans la gestion de fortune», observe pour sa part Hubert Keller, associé senior de Lombard Odier, qui se dit peu surpris que 10 à 15% des clients manifestent un fort intérêt pour les placements verts. Or il peut être parfois plus difficile de faire passer ce message, reconnaît le banquier genevois.
Mais pas à cause de la situation en Ukraine ou du prix du pétrole: «Le secteur des cleantechs au sens large a sous-performé en 2023 car les équipements nécessaires à la transition écologique sont majoritairement fournis par la Chine, dominante sur les marchés des véhicules électriques, des batteries ou du solaire. Or lorsqu’un gérant veut battre l’indice des actions globales, il doit s’exposer à une majorité d’entreprises non chinoises, puisque l’indice est constitué à quelque 70% de sociétés américaines par exemple. Or les entreprises non chinoises fonctionnent moins bien.» ■
«Depuis la guerre en Ukraine, les clients se focalisent davantage sur la performance de leurs investissements»
GUILLAUME BONNEL, DIRECTEUR GÉNÉRAL D’IMPACT FINANCE INITIATIVE