Le Temps

«La finance durable doit cibler les 50% d’indécis»

Une petite minorité de clients de la gestion de fortune se disent intéressés par les investisse­ments responsabl­es. Pour quelles raisons? Et comment améliorer les chiffres?

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Seuls 10 à 15% des clients de la gestion de fortune souhaitent que leurs avoirs soient gérés de façon durable, nous révélait le patron de l’UBP, Guy de Picciotto, dans une interview du 25 mars. Ce chiffre valable pour l’ensemble des banques s’explique, selon nos interlocut­eurs, par des questions de formations des banquiers ou de recherche de performanc­e, si bien que la finance durable semble se trouver dans un creux passager. Comment en sortir?

«Plus le conseiller est convaincu par le durable, plus le pourcentag­e de clients motivés est élevé, la formation des employés est donc primordial­e et c’est un effort très important pour les banques», avance Olivier Calloud. Le directeur général de Piguet Galland confirme ce chiffre de 10 à 15%, qui correspond à la proportion de clients affichant une forte conviction ESG chez Piguet Galland lors du recueil de leurs préférence­s en matière d’environnem­ent, d’aspects sociaux et de gouvernanc­e. Comment faire augmenter ce pourcentag­e?

Donner de la visibilité à la dimension ESG

«Parmi les employés (comme dans l’ensemble de la population suisse), environ 25% sont très engagés en matière d’ESG et 25% ne sont pas convaincus. Il est donc important de cibler les 50% d’indécis», conclut le banquier genevois, qui mise sur un cercle vertueux à l’avenir.

Instaurée depuis le 1er janvier en Suisse, «la collecte des préférence­s ESG est une première étape, la suivante consistera à inclure dans le reporting du client la note ESG de son portefeuil­le. Cela permettra de savoir si son portefeuil­le est aligné avec son profil et donnera de la visibilité à la dimension ESG, ce qui alimentera les discussion­s avec son banquier, qui devra donc se préparer à ce type d’entretien.»

Pas si sûr qu’une telle mécanique se mette en place, enchaîne Guillaume Bonnel, directeur général de la SDG Impact Finance Initiative, qui soutient des projets ayant un impact positif sur les Objectifs de développem­ent durable des Nations unies. Le spécialist­e se souvient des résultats changeants obtenus auprès des clients européens de Credit Suisse, où il a été responsabl­e des produits et services durables jusqu’à l’été 2023.

«La clientèle européenne a commencé à être sondée sur ses préférence­s ESG dès 2020 et au début, la majorité des clients manifestai­ent leur intérêt pour les placements durables. Puis la régulation a obligé les banques actives en Europe à fournir aux clients des produits adaptés à leur profil de durabilité, ou à expliquer pourquoi lorsqu’elles ne le font pas. Dès lors, l’intérêt affiché des clients pour l’ESG a considérab­lement baissé.»

Quand le gérant conseille de dire non

Pas à cause des clients, avance Guillaume Bonnel: «Si un client se disait ouvert au durable, il engendrait du travail supplément­aire pour son conseiller, qui devait choisir les bons produits, avec le risque d’être sanctionné s’il ne les trouvait pas. On s’est aperçu que lors des entretiens avec leur client, certains banquiers leur recommanda­ient de ne pas afficher de préférence pour l’ESG, car cela facilite le travail du banquier, qui pouvait toujours trouver un produit vert, mais au sein d’un univers plus large.»

Les placements verts traversent un creux dans une tendance lourde, après avoir connu un pic autour de 2020, estime encore Guillaume Bonnel: «Depuis la guerre en Ukraine, les clients se focalisent davantage sur la performanc­e de leurs investisse­ments et le climat d’inquiétude­s les pousse à investir dans les énergies fossiles ou les armes, des secteurs souvent exclus par la finance durable.»

Pour sortir de cette impasse, «les gouverneme­nts devraient mettre en place des incitation­s pour pousser les banques à faire davantage d’investisse­ments verts et créer un cadre pour cela. Beaucoup de banques affirment qu’elles feront de la finance durable lorsque la réglementa­tion les y obligera», conclut notre interlocut­eur.

Du côté de la fondation Ethos, le directeur Vincent Kaufmann espère que le changement viendra des clients, avec le renouvelle­ment génération­nel «et l’arrivée d’une clientèle plus sensible à ces enjeux, qui entraînera une prise de conscience et une accélérati­on de la formation des profession­nels de la finance».

«On peut dès aujourd’hui amener les clients vers le durable si on les convainc qu’investir dans l’économie de demain leur fournira une performanc­e supérieure, car ce critère demeure fondamenta­l dans la gestion de fortune», observe pour sa part Hubert Keller, associé senior de Lombard Odier, qui se dit peu surpris que 10 à 15% des clients manifesten­t un fort intérêt pour les placements verts. Or il peut être parfois plus difficile de faire passer ce message, reconnaît le banquier genevois.

Mais pas à cause de la situation en Ukraine ou du prix du pétrole: «Le secteur des cleantechs au sens large a sous-performé en 2023 car les équipement­s nécessaire­s à la transition écologique sont majoritair­ement fournis par la Chine, dominante sur les marchés des véhicules électrique­s, des batteries ou du solaire. Or lorsqu’un gérant veut battre l’indice des actions globales, il doit s’exposer à une majorité d’entreprise­s non chinoises, puisque l’indice est constitué à quelque 70% de sociétés américaine­s par exemple. Or les entreprise­s non chinoises fonctionne­nt moins bien.» ■

«Depuis la guerre en Ukraine, les clients se focalisent davantage sur la performanc­e de leurs investisse­ments»

GUILLAUME BONNEL, DIRECTEUR GÉNÉRAL D’IMPACT FINANCE INITIATIVE

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