Ils étaient 40 enfants…
Pendant la guerre en Italie, un village entier a permis l’exfiltration vers la Suisse d’enfants juifs venus d’Allemagne et d’Autriche. Ivan Sciapeconi consacre à cet épisode de l’Histoire un premier roman
En 1942, une quarantaine d’enfants juifs allemands exfiltrés par une organisation secrète trouvèrent refuge avec leurs accompagnateurs à Villa Emma, dans le village de Nonantola, tout près de Modène. En 1943, au moment où, à la suite de l’armistice déclaré par les autorités italiennes, le nord du pays se retrouve livré aux troupes nazies, le village entier, des simples paysans et artisans jusqu’aux notables, les aidera à se cacher et à s’enfuir en Suisse. En se basant sur les témoignages des rescapés et sur les archives de la Fondation Villa Emma, Ivan Sciapeconi consacre un premier roman plein d’humanité à cet épisode héroïque peu connu de l’histoire italienne, en le racontant à hauteur d’enfant.
On pense à W ou le souvenir d’enfance où Georges Perec écrivait: «J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps. J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture, leur souvenir est mort à l’écriture. L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.» Une même obsession de dire ce qui est, ce qui a été, afin de les sauver du néant de l’oubli, anime Natan, le narrateur de Quarante manteaux et un bouton.
C’est le seul personnage fictif du roman, contrairement à tous les autres qui s’inspirent de personnages réels. Le curé et le médecin. La triste Sonja. Boris le pianiste. Le merveilleux Josko, aussi déterminé que délicat, qui guide les enfants dans cette aventure, «frêle et inquiet comme une feuille tombée au pied d’un arbre, attendant le coup de vent qui l’emportera au loin». Comme Josko, Natan ne connaît pas la quiétude. Tout en lui est vigilance sans relâche. Lui qui était surnommé «Dreidel», la toupie, ne peut pas tenir en place. Pas un seul instant, il ne se berce de l’illusion d’être sauvé par le simple fait d’avoir pu quitter l’Allemagne.
Penser en allemand, rire en russe
C’est un enfant qui a brutalement cessé de l’être lorsqu’il a vu son monde voler en éclats durant la Nuit de cristal: le quartier en feu, les biens des juifs détruits et pillés, et son père, qui avait incarné la nonchalante joie de vivre, se tenir prostré sur une chaise jusqu’au jour où des hommes sont venus le chercher pour l’emmener on ne sait où. Il n’en parle jamais Natan, à ses camarades de fugue, de ce monde perdu, riche des errances des déracinés, lui qui pense en allemand, rit en russe, s’énerve en hongrois et se lamente en français.
Ce monde, il le porte en lui, le fait revivre dans les lettres qu’il adresse à sa mère. Le père marchand de tissus ambulant dans les rues du quartier berlinois de Charlottenburg,
Natan ne connaît pas la quiétude. Tout en lui est vigilance sans relâche. Lui qui était surnommé «Dreidel», la toupie, ne peut pas tenir en place
guère doué pour les affaires mais roi de la blague juive. Les remarques exaspérées de la mère, qui aimerait un peu moins tirer le diable par la queue, quitte à entendre moins d’histoires drôles. Les pitreries de son petit frère. Les excentricités de son oncle Hermann, le saint homme de la famille, consacrant tout son temps à l’étude des textes sacrés et à des parties solitaires d’échecs dans un logement minuscule, crasseux et envahi de livres.
A travers le récit de Natan, nous suivons le long et périlleux périple des enfants à travers l’Autriche, la Slovénie et la Croatie, où plusieurs fois un heureux hasard ou une aide providentielle les ont sauvés du pire. Nous observons une manière originale de vivre en communauté. Tout le monde travaille selon ses possibilités. Les grands font la classe aux petits. Les décisions d’importance sont prises en commun au cours d’assemblées où l’avis des enfants compte autant que celui des adultes. Nous sommes enfin témoins de la générosité spontanée et entière avec laquelle les habitants de Nonantola ont nourri les enfants, leur ont fourni un abri et des lits pour enfin les aider à se sauver au risque de leur propre vie. «Jamais son nom ne sera oublié», récite inlassablement Natan, pour que l’on se souvienne de chacun des héros de cette histoire.
■