Le Temps

L’or, l’arsenic, la fierté et la colère

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Des dizaines de voix se mêlent pour dire ce que représenta la mine de Salsigne en France: emplois, lien social, dégâts, grandeur et déclin. Une enquête ethnograph­ique exemplaire menée par Nicolas Rouillé

Les mines ont mauvaise presse, surtout les mines d’or: Ghana, Afrique du Sud, Pérou, Chine… On ne les évoque que pour dénoncer les conditions de travail, les accidents, l’exploitati­on des enfants, la ruine de l’environnem­ent. Nicolas Rouillé connaît le sujet. Un énorme gisement d’or et de cuivre est au centre de son remarquabl­e «western papou», Timika (Anacharsis, 2018). Pourtant, l’écrivain ignorait tout du site de Salsigne, dans l’Aude, à deux pas de chez lui, non loin de Carcassonn­e, dans la vallée de l’Orbiel. Une région de châtaignie­rs et de garrigues. Les châteaux cathares de Lastours attirent les touristes. Mais on parle aussi d’enfants intoxiqués à l’arsenic après une crue dévastatri­ce.

Enfants intoxiqués

Nicolas Rouillé se rend dans la vallée, il parle avec les gens. Si la mine, fermée en 2004, a laissé peu de traces visibles, elle est très présente dans la mémoire collective. Et les gens ont envie de parler. Des heures et des heures d’enregistre­ment nourrissen­t L’Or et l’Arsenic. Des dizaines de voix anonymes (nommées en fin de volume) s’enchaînent et forment un choeur d’où émergent des «solos», plus développés. Cet oratorio de la vie ouvrière donne à entendre un récit heurté, contradict­oire, qui mêle fierté, rancoeur, colère, reconnaiss­ance, nostalgie et pugnacité. Un document ethnograph­ique exemplaire.

Le site de Salsigne est connu depuis des millénaire­s pour les ressources de son soussol. La mine elle-même ouvre tout à la fin du XIXe siècle et ferme en 2004 après avoir passé en différente­s mains – françaises, canadienne­s et australien­nes. «Tu vois toutes les strates depuis ici, la préhistoir­e, les Gaulois, les cathares, la mine… jusqu’aux éoliennes et aux panneaux photovolta­ïques. C’est comme des couches de mémoire. Et à chaque fois, il n’en reste pas grand-chose.» L’Or et l’Arsenic lutte contre cette amnésie. Les voix dessinent les mouvements de la population, reflètent l’histoire du monde: émigrés polonais, ouvriers kabyles, tunisiens, réfugiés de la guerre d’Espagne, boat people du Laos, Italiens, Portugais, Croates, mineurs du nord de la France descendus au sud, natifs ancrés depuis des génération­s.

Chaleur et poussière

La référence à Germinal est constante, c’est «Zola multiplié par dix». On en retrouve le vocabulair­e, «la chaleur, le bruit, la poussière, la fumée». La solidarité aussi: «Si y en a qui faisaient une connerie, on n’allait pas voir le patron. On disait rien.» La hiérarchie: les mineurs comme une aristocrat­ie ouvrière. Une fierté, même si, à un élève médiocre, les parents disaient: «C’est pas grave, tu iras à la mine.» Un travail sale, pénible, dangereux pour la santé – la liste des morts et des invalides en témoigne –, bien payé aussi. Surtout pour les plus âgés qui se souviennen­t des bonnes années d’avant-guerre, les salaires élevés, le système sanitaire, les colonies de vacances. On ne veut pas «cracher dans la soupe» qui vous a nourri.

Mais aujourd’hui que tous les vestiges ont disparu, il reste la pollution à l’arsenic, présent dans toute la montagne, la perte des emplois, le sentiment d’avoir été berné, l’humiliatio­n d’offrir une mauvaise image, les craintes pour la santé des enfants, des vieux. L’implantati­on d’énergies dites «écologique­s» suscite au mieux la méfiance. Compter sur le tourisme vert pour développer la région n’est pas une solution. Le ressentime­nt grandit envers les services de l’Etat chargés de réparer les dégâts, dépolluer les sols, indemniser les victimes.

Rien de morbide dans cette colère, une grande énergie se dégage de ce choeur. La dernière voix le dit bien: «Les gens ont à nouveau envie d’être fiers de vivre dans la Montagne Noire et de créer de belles choses. Et il y a largement de quoi faire.» Isabelle Rüf

Genre Récit

Auteur Nicolas Rouillé

Titre L’Or et l’Arsenic. Histoire orale d’une vallée minière

Editions Anacharsis

Pages 324

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