Le Temps

«J’aime les textes coups de poing»

Damien Murith publie un nouveau roman sombre et troué de lumière, une allégorie de la guerre écrite comme un poème. Rencontre à Fribourg, la ville où il a grandi

- Julien Burri

Il est venu à la lecture sur le tard. Sa passion, adolescent, c’était le basket. Jeune espoir, il a évolué en ligue B. Les dieux du dribble avaient alors pour noms Kareem Abdul-Jabbar ou Moses Malone. «Ma mère, professeur­e de français, désespérai­t de me donner le goût des livres. Un jour, elle a déposé sur son bureau Les Noces barbares de Yann Queffélec.» C’était vers 1987, dans le quartier de Beaumont, à Fribourg, où il a grandi, «des tours grises et un terrain de basket extraordin­aire». Le roman de Queffélec, couronné par le Goncourt, venait d’être adapté au cinéma. Damien Murith avait 17 ans. «Un soir, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que je m’ennuyais plus que d’habitude, je l’ai lu et ça a été un choc. C’était d’une telle noirceur et en même temps il y avait de la lumière.»

Sa mère a déposé d’autres livres dans sa chambre d’adolescent. Paroles de Jacques Prévert. Il a dévoré ensuite Steinbeck, Zola, Maïakovski… «Je n’en suis plus jamais sorti. J’aime les textes puissants comme des coups de poing.» Plus tard, ce sera La Fiancée d’hiver de la Neuchâtelo­ise Anne-Lise Grobéty.

On croirait qu’il décrit son propre style, tout en violents clairs-obscurs. «J’ai véritablem­ent commencé à écrire beaucoup plus tard, quand mes propres filles sont devenues grandes. J’avais toujours des ébauches dans les tiroirs, mais rien d’abouti. Lorsque j’ai terminé La Lune assassinée, pour la première fois, je me suis dit: «Essayons!» Mais je pensais qu’on me rirait au nez parce que ce n’était ni un roman ni de la poésie.» L’Age d’homme, au contraire, l’appelle peu de temps après la réception du manuscrit.

Lyrisme flamboyant

C’est le début d’une trilogie, Le Livre des maudits, publiée entre 2013 et 2017 et composée de La Lune assassinée,Les Mille Veuves,Le Cri du diable. Plusieurs prix viennent les récompense­r (Prix Bibliomedi­a, Prix Lettre frontière, notamment). D’emblée, une atmosphère était posée. Une noirceur digne d’un roman du XIXe siècle, à la Zola, mais un découpage en brefs chapitres ciselés comme des poèmes en prose. Le premier volet se déroulait dans le monde rural, avec les paysans; le deuxième au bord de la mer, avec les pêcheurs; le troisième en ville, à l’usine, avec les ouvriers.

Ces contes sombres décrivaien­t la misère avec un lyrisme flamboyant et un art de l’ellipse. Etait-ce une posture? Les livres suivants, Dans l’attente d’un autre ciel (Ed. d’en bas) et Le Deuxième Pas (Labor et Fides), parus tous deux en 2021, sont venus confirmer son talent et ont continué de creuser cette veine obsessionn­elle. Il ne s’agissait pas d’un simple jeu littéraire, mais bien d’un cri.

C’est le cas de La Voix du violoncell­e. Une guerre menace puis se déchaîne, plusieurs personnage­s se croisent, s’entraident, se perdent dans cet enfer: une violoncell­iste, Marie, ou un homme à la main tranchée.

La peur est toujours présente, son «écho immense» se fracasse sur les pages comme le ressac infini de la mer des Mille Veuves. Ce n’est pas une guerre précise qui est décrite, mais une allégorie de toutes les guerres.

Ce nouveau roman d’à peine 100 pages lui a pris quatre ans. «Je le relisais, il y avait des choses qui coinçaient, cela n’allait pas. La première partie ne me plaisait pas. Je l’ai travaillé encore et encore.»

Sa technique demeure inchangée: tant qu’un chapitre n’est pas abouti, Damien Murith le lit, le relit, le corrige jusqu’à ce qu’il en soit convaincu. Alors seulement il rédige la suite. Aucun plan préétablit, il avance «à l’oreille»: «L’écriture pour moi est une musique. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas tellement les histoires, mais le travail de l’écriture. C’est lui qui guide l’histoire.»

Tout est parti d’un bref chapitre d’une seule phrase. La voici, à lire de préférence à haute voix pour en apprécier le rythme et les sonorités, cette poussée inexorable qui vous happe: «Hurlement infernal du vent, et soudain, dans la gorge du ciel, foudre et feu, cracheurs de bombes, rapaces d’acier venant de l’ouest, ils sont plus de cent, semant la mort dans les sillons noirs d’une terre éventrée, et en dessous, tous à genoux, bras tendus vers Dieu, cris et pleurs, venin de vipère qui s’écoule glacé dans la bouche, et partout, poussières d’os et de chairs, dans les rues, dans les parcs où les fleurs maintenant fondent.»

Enseignant spécialisé

Peut-on mettre en scène une telle violence lorsqu’on vit dans un pays privilégié? «Je pense qu’il y a une violence cachée et qu’on peut la ressentir tout petit déjà, à l’école. En tant qu’enseignant spécialisé, j’ai travaillé vingt ans avec des jeunes entre 14 et 16 ans en grande difficulté, fracassés par la vie. Quand je posais un livre devant eux, ils soupiraien­t. Le livre représenta­it un effort pour être déchiffré et compris, certains ne savaient même pas lire. Ils avaient peur qu’on se moque d’eux. Ils essayaient de contenir une violence. C’est peut-être cette violence qui m’a poussé à écrire.»

La Voix du violoncell­e est aussi trouée de lumière et d’espoir. Le lien qui unit deux personnage­s féminins, Clémence et Marie, est inspiré d’une scène du film Midnight Express (1978), dans laquelle deux prisonnier­s s’étreignaie­nt. «Hommes ou femmes, qu’importe, dans les moments les plus difficiles ce qui compte c’est la tendresse, le contact avec la peau de l’autre.» Il y a surtout le labeur d’un luthier et la création d’un violoncell­e «un instrument qui est proche de l’étreinte. Charnel, presque érotique.»

Douleurs chroniques

A la suite d’une inflammati­on de la rétine, ses yeux ne lui permettent plus d’écrire à l’ordinateur. Il rédige ses textes à la main, d’ailleurs il préfère ce contact entre le corps et le papier. Un bout de table de cuisine lui suffit. Ses maux de dos ont dégénéré en migraines et en douleurs chroniques. Le Deuxième Pas parlait pudiquemen­t de ces tourments: «Au plus fort de la douleur, il est des mots qui ne se disent pas. Ils pendent misérablem­ent au bout de l’oeil, et ceux qui les regardent les comprennen­t. Les yeux de la souffrance connaissen­t toutes les langues.»

Il achève en ce moment un recueil de poésie, le premier. «Dans mes romans, je suis obligé de suivre le fil rouge d’une histoire. Avec la poésie, je peux m’échapper davantage, avoir une liberté totale. Je ne suis pas encore à l’aise avec cette forme, mais j’apprends.» Dans ces pages attendues pour 2025, il ne dira pas «je», mais se centrera sur une femme qui regarde le monde et s’adresse au lecteur, lui lance des mots comme des coups de poing ou de poignard, des éclairs de beauté.

L’auteur sera à l’affiche des Journées littéraire­s de Soleure, du 10 au 12 mai prochain.

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(Eddy Mottaz/ Le Temps). «Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas tellement les histoires, mais le travail de l’écriture», dit Damien Murith.
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Auteur Damien Murith
Titre La Voix du violoncell­e
Editions D’en bas
Pages 99
Genre Roman Auteur Damien Murith Titre La Voix du violoncell­e Editions D’en bas Pages 99

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