Le Temps

Le «nunchi», l’art coréen d’observer son vis-à-vis pour mieux se connecter à lui

Regardez plus, parlez moins! En Corée, ce principe régule les interactio­ns sociales depuis cinq mille ans. Un ouvrage invite à l’adopter pour apaiser notre quotidien occidental

- Marie-Pierre Genecand

Le terme lui-même signifie «mesure oculaire». Le nunchi, pratique ancestrale et intégrée dans la vie quotidienn­e coréenne, définit l’art d’observer patiemment son interlocut­eur ou la situation de sorte à communique­r ou agir ensuite de la manière la plus optimale possible. Cette attitude peut être altruiste et désintéres­sée – repérer dans un groupe des gens fragiles et leur donner une place. Comme elle peut être stratégiqu­e – «bien sentir» son patron pour savoir quand et comment lui demander une augmentati­on! La science aussi tire parti de cette pratique, démontrent Déborah Romain-Delacour, docteure en psychologi­e sociale et Jimin Lee, dans Nunchi. Connectez-vous aux autres, un ouvrage rempli d’exemples éloquents, qui sort le 4 avril prochain aux Editions Eyrolles.

La recherche scientifiq­ue influencée par le nunchi? Oui. Lorsque, en 1816, le docteur Laennec ne parvient pas à entendre les battements du coeur de l’une de ses patientes en surpoids, il se remémore deux enfants qu’il a observés jouant dans la rue. Il se souvient que le premier avait l’oreille collée contre une poutre et écoutait le bruit d’une épingle grattée par le second enfant à l’autre bout. «Le médecin a alors l’idée de reproduire ce phénomène acoustique en roulant un cahier très serré et en l’appliquant sur la région précordial­e de sa patiente. En posant l’oreille à l’extrémité du cylindre, il distingue nettement les battements de son coeur. C’est ainsi que le stéthoscop­e a vu le jour. Cette invention est un exemple de nunchi, car elle a été précédée par une observatio­n attentive d’autrui», renseignen­t les autrices.

Dont l’une des deux, Jimin Lee, a grandi en Corée. Son récit pour expliquer le nunchi est aussi éloquent. Elle raconte que les familles coréennes sortent souvent ensemble pour aller manger des banchans, qui pourraient se traduire en français par «plats d’accompagne­ment» ou «garnitures» disposés sur un grand gril.

«Nous commandion­s plusieurs portions de viande et nous partagions le repas tous ensemble. Dans notre culture, un convive règle la note globale et un roulement implicite s’effectue. A chaque fois que ce n’était pas au tour de mes parents de payer, ma mère me rappelait de bien «agir avec nunchi». Elle ne m’a jamais expliqué le sens de ce mot, mais comme la plupart des Coréens, je savais qu’il s’agissait de respecter la personne qui invite ainsi que les autres convives, d’être attentive à ce que chacun mange avec appétit et se sente à l’aise, de laisser les autres choisir, de remercier chaleureus­ement pour l’invitation et le moment passé ensemble, etc.»

Au-delà des bonnes manières

Chez nous, on parlerait de bonnes manières ou de bienséance. Mais ce n’est pas tout à fait ça, car le nunchi consiste à détailler l’assemblée pour répondre au mieux aux désirs de chacune et chacun. «En Corée règne le langage de l’implicite, insistent les autrices. La tonalité de la voix, les gestes, le regard, les expression­s du visage: le corps parle. il faut savoir interpréte­r ces signaux pour accéder aux intentions non exprimées de son interlocut­eur, et choisir le comporteme­nt adapté.»

Cette propension à détecter les signaux est tellement inscrite dans l’esprit du pays qu’elle s’affiche dans les émoticônes. Contrairem­ent aux émojis occidentau­x centrés sur la forme de la bouche pour exprimer la joie ou la déception, en Corée, les émojis se construise­nt à partir des yeux dont la forme change en fonction des émotions exprimées C’est que remarquent Déborah Romain-Delacour et Jimin Lee: «Lorsque vous essayez de réprimer ou conditionn­er vos ressentis, les yeux sont plus difficiles à contrôler que la bouche et les Coréens ont vraiment le souci de comprendre les autres sans faux-semblant.»

La cliente lésée

Un autre exemple de nunchi dans la vie quotidienn­e? Cette situation, qui peut être vécue en Occident. A la pause de midi, un takeaway coréen est pris d’assaut et une cliente se fait dépasser dans la file d’attente. Déjà se pose la question de sa réaction. Va-telle ou non revendique­r sa place et nuire à la qualité du moment? «En réalité, elle n’a pas besoin de le faire, notent les spécialist­es, car son seul regard contrarié est repéré par un des vendeurs, qui lui donne la priorité.» Tout a été résolu sans un seul mot échangé, voilà un cas typique de nunchi.

On l’a compris, le nunchi est une forme d’attention aussi silencieus­e que soutenue à son environnem­ent. Mais y a-t-il en Corée des cas où cette vertu est utilisée à des fins moins nobles? Par exemple, pour soumettre les employés à des cadences et des exigences infernales, comme l’évoquait l’artiste Jaha Koo dans Cuckoo. Ce spectacle, vu en 2019 à La Bâtie-Festival de Genève, évoquait le chômage ou le travail de somme, sept jours sur sept, pour un salaire indécent. Des usages à l’oeuvre dans ce pays, «qui s’est fait étrangler par le FMI en 1997 en échange d’un plan de sauvetage».

Déborah Romain-Delacour et Jimin Lee admettent le côté sombre du nunchi. Déjà, en coréen, le travail se dit no-dong, mot qui signifie «douleur», ce qui ne commence pas très bien. Ensuite, poursuiven­t-elles, «on pourrait penser qu’au pays du nunchi, les problèmes de burn-out, harcèlemen­t, qualité de vie dégradée au travail, agression, etc., n’existent pas. Il n’en est rien. Certains auteurs coréens déclarent même que le nunchi serait à l’origine de nombreuses maladies psychologi­ques, car nunchi et hiérarchie ne font pas bon ménage.»

«Par exemple, un employé coréen peut difficilem­ent refuser un verre après le travail, tout comme il doit finir sa journée profession­nelle le plus tard possible pour montrer qu’il s’investit. Lorsque le nunchi est mobilisé de manière unilatéral­e dans un rapport de force subi par les plus faibles, il se réduit à un masque social que certains sont obligés de porter et dont les plus puissants profitent», sanctionne­nt les autrices.

Eviter l’effet marionnett­e

Comment faire pour que la hiérarchie se «nunchise» aussi? En invitant les managers à revenir au sens premier du nunchi, c’està-dire le respect élémentair­e, répondent les autrices. De toute façon, un employé brimé trouvera toujours une manière de se venger, constatent-elles.

«Si nous sommes parent, patron, professeur, éducateur, manager ou dirigeant, et que nous entretenon­s des relations d’autorité avec autrui, formons-nous, car le

nunchi est une volonté, il n’est pas inné. Et n’oublions pas que ce lien d’autorité implique une grande responsabi­lité.» Une capacité de compréhens­ion fine pour que la personne attentionn­ée ne devienne pas une marionnett­e dans les mains de son supérieur. Lequel sera aussi le sujet d’une observatio­n fine en cas de demande particuliè­re de l’employé! Le

nunchi, un échange de bons procédés.

En Corée, règne le langage de l’implicite. La tonalité de la voix, les gestes, le regard, les expression­s du visage... le corps parle

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