Petite histoire d’une supercherie italienne
Il est interdit de critiquer les noisettes là où leur culture fait des ravages. Il est aussi interdit de vilipender Nutella, symbole de la prospérité d’après-guerre, qui a sauvé de la pauvreté une grande partie du Piémont
«Riserva naturale Lago di Vico». Voilà ce qui est encore écrit de manière rassurante sur les panneaux au bord du lac. Une réserve naturelle. Ici, il ne peut rien nous arriver, pensions-nous, et nous nous sommes laissés flotter avec délice pendant des années au milieu de la verdure. Les bateaux à moteur étaient interdits sur le lac, les rives étaient inconstructibles et il n’y avait pas d’arrivée d’eaux usées des villages voisins, le Lago di Vico était trop haut pour cela. Une eau de baignade paradisiaque, à seulement 10 km du village, avec de petites plages à l’ombre de grands arbres, sous lesquels on pouvait se réfugier pour échapper au soleil brûlant.
Le maire n’a pas répondu à nos questions. Personne ici n’aime répondre à ce genre de questions. Je n’oublierai jamais l’éclair de colère dans les yeux de l’épicier récemment retraité, que je connaissais depuis des décennies, un homme qui avait toujours été un modèle de pondération derrière son comptoir. Aucun client grincheux ne l’avait jamais fait sortir de ses gonds et, pendant de nombreuses années, on avait fait appel à ses conseils avisés dans d’innombrables petits conflits villageois.
Mais lorsque j’ai commencé à parler des quantités énormes de poison dans lesquelles nous suffoquions lentement mais sûrement ici, j’ai soudain eu un autre homme en face de moi.
«Va-t’en!»
«Pour moi, les gens qui parlent ainsi sont des criminels, dit-il de sa voix traînante, avec un petit sourire pâle. Tout va bien ici. Il y a eu la bombe atomique sur Hiroshima, il y a eu Tchernobyl, nous avons recouvert nos toits de plaques d’amiante pendant des années, tout le Trentin n’est qu’un dépotoir toxique à cause de la culture intensive de fruits. Et maintenant, ce seraient tout à coup nos magnifiques noisettes qui poseraient problème? Nos noisettes qui poussent ici depuis toujours et qui, après des années de labeur, rapportent enfin un peu, grâce aux contrats avec Ferrero? Va-t’en!»
Je l’ai suivi des yeux, la bouche ouverte, et depuis, nous ne nous saluons plus. Je savais qu’il cultivait aussi des noisettes, mais j’avais cru que c’était un hobby.
A 600 kilomètres au nord d’ici, dans les contreforts des Alpes italiennes, se trouve un village semblable au nôtre: Dogliani. Il est lui aussi situé à environ 300 mètres d’altitude, il ne compte que quelques milliers d’habitants. Et là aussi, on connaît la noisette depuis très longtemps, car dans les douces collines des Langhe, dans le Piémont, qui font partie d’un paysage classé au patrimoine mondial de l’Unesco, les conditions sont idéales pour la culture du raisin et des noisettes.
Un as du chocolat
Il y a autre chose qui fait de Dogliani un village spécial: c’est là que Pietro Ferrero est né, en 1898. Le fondateur de l’actuelle troisième plus grande multinationale de confiserie du monde était un fils de paysan doté d’un talent particulier: il faisait des merveilles avec du chocolat. Il a commencé dans le bar-café-pâtisserie qu’il a ouvert en 1923 à Dogliani avant de déménager pour faire grandir son entreprise à Alba, non loin de là. Il a ouvert une autre pasticceria et un laboratoire de chocolat, et bientôt les affaires marchèrent si bien qu’il put s’étendre à la grande ville, Turin, à seulement 60 kilomètres de là.
Et puis la Seconde Guerre mondiale est arrivée, il devenait impossible de fabriquer des produits de luxe à base de cacao, alors la production s’est arrêtée. Sauf que Pietro Ferrero était un esprit créatif. C’est dans cette situation difficile qu’il eut l’idée d’un produit de substitution qui allait devenir la pierre angulaire de l’empire Ferrero: il inventa le giandujot, le précurseur de la crème Nutella. On en consomme actuellement 350 tonnes par jour dans le monde, soit 770 millions de pots par an. Mis bout à bout, cela représente 1,7 fois la circonférence de la Terre.
Le giandujot – le nom vient d’un personnage de la commedia dell’arte – était composé de sirop de sucre, de noisettes moulues, de beurre de coco et, pour la couleur, d’une petite pincée de cacao, que l’on ne trouvait presque plus pendant la guerre. Pietro Ferrero était un fils de la région montagneuse du sud des Langhe, alors pauvre et reculée, où se cachaient les partisans de la résistance italienne et où les noisettes poussaient en abondance. On les donnait à manger aux cochons et aux poules – une histoire qui fait rire aujourd’hui.
Dans l’Italie affamée de l’après-guerre, le giandujot est devenu un hit instantané pour les enfants et leurs mères: une tranche de pseudo-chocolat emballée dans du papier d’aluminium, composée principalement de noisettes moulues et de sirop de sucre, quelque chose de doux et bien gras, une formidable bombe calorique à poser sur du pain blanc, à une époque où il n’y avait rien d’autre et où les calories étaient très prisées.
Lorsque Pietro Ferrero succombe trop tôt à une crise cardiaque, en 1949, l’entreprise familiale est transmise à son fils Michele. Durant l’été exceptionnellement chaud de 1951, Michele découvrit que le giandujot, une fois ramolli, se laissait mieux étaler. C’est ainsi qu’il devint la «Cremalba», rebaptisée des années plus tard «Supercrema». Le nom est resté jusqu’à ce que l’un des gouvernements démocrates-chrétiens de l’aprèsguerre interdise l’utilisation de superlatifs dans les noms de marque, considérés comme des blasphèmes.
Génie du marketing
Michele Ferrero était, lui aussi, un démocrate-chrétien convaincu, qui craignait Dieu. Eh bien, se dit-il, nous allons inventer quelque chose d’autre. C’est ainsi que le nom Nutella est apparu en 1964. Michele Ferrero était naturellement doué pour tout ce qui n’avait pas encore de nom à l’époque: marketing, placement de produits, fidélisation de la clientèle, approche émotionnelle des clients. Et aussi pour inventer des noms de confiserie qui restent gravés dans la mémoire collective: Mon Chéri en 1956, Nutella en 1964, Tic Tac en 1969, Kinder Surprise en 1974 et Ferrero Rocher en 1982. En 2022, Ferrero a réalisé un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros.
Après vingt ans de tâtonnements et d’expérimentations, la pâte à tartiner parfaite d’après-guerre était née: une masse crémeuse et brune que l’on étalait en couche épaisse sur une tranche de pain et qu’on donnait aux enfants italiens au moment d’aller jouer dehors. Le goûter idéal, un en-cas pour combler les longues heures entre le déjeuner et le dîner à 20h. L’emblème du boom économique des années 1960. «Le Nutella est plus qu’une crème à base de noisettes et de cacao, c’est une catégorie spirituelle. C’est plus qu’une pâte à tartiner, c’est un symbole générationnel», pouvait-on lire récemment dans un article jubilatoire du quotidien La Repubblica. Ferrero a réussi à maintenir l’image d’un produit sain et typiquement italien pendant près de soixante ans.
Pas grand-chose d’italien
La recette secrète, conservée à Alba, comprend 56% de sucre, 20% d’huile de palme, de noisettes et de cacao, et n’a jamais été modifiée depuis les années insouciantes du siècle dernier, quand le sucre et l’huile de palme n’étaient pas des problèmes. La seule chose italienne dans le Nutella, ce sont les noisettes, du moins dans la mesure où elles ne proviennent pas de Turquie comme 60% de la production mondiale. La pâte à tartiner au chocolat la plus célèbre du monde est un produit glocal: le sucre provient de betteraves sucrières européennes, l’huile de palme des forêts tropicales indonésiennes, la poudre de cacao est extraite de fèves de cacao africaines.
Ferrero a réussi à tisser autour du Nutella un mythe magique à la Willy Wonka des montagnes des hautes Langhe, le personnage du classique pour enfants de Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie. Pourtant, le quartier général et son patron actuel, Giovanni – fils de Michele, petit-fils de Pietro – se trouvent depuis longtemps au Luxembourg. Le groupe mondial n’a plus rien à voir avec l’innocence de giandujot.
Pour les Italiens, le Nutella était et reste sacré, au point que même l’écrivaine Natalia Ginzburg n’a pas eu le droit d’en dire du mal. «La table de la cuisine croule sous les assiettes d’oeufs brouillés, les bouteilles de jus de fruits et une horrible substance brune et collante appelée Nutella que l’on étale sur le pain», écrivait-elle en 1969 dans un récit pour La Stampa. Le mot Nutella a dû être supprimé sur ordre du quotidien.
Reconnaissance éternelle
La Stampa était le journal de Turin, le journal des Agnelli, et les usines Ferrero d’Alba n’étaient qu’à 60 kilomètres. Michele Ferrero était le dieu de la région de l’Alta Langa, encore récemment déshéritée. Il avait sauvé la population paysanne en détresse de la maladie, de la famine et de l’émigration, en la maintenant dans les collines des Langhe. Lui et Nutella ne faisaient qu’un, et même Natalia Ginzburg, avec son destin de guerrière et sa fonction de symbole intellectuel pour Turin, ne devait pas y toucher. Le mot «Nutella» n’a été réintroduit que dans la publication ultérieure du livre.
Aujourd’hui encore, Michele Ferrero – décédé en 2015, peu avant son 90e anniversaire – est le seigneur des Langhe. Des milliers de personnes ont applaudi lorsque son cercueil a été transporté sur la place devant la cathédrale d’Alba après la cérémonie funéraire. Il avait été transporté depuis MonteCarlo, où le défunt avait vécu de nombreuses années, aussi grand qu’ait pu être son amour pour les Langhe. Ce qui n’a pas empêché la population de le vénérer.
«Nous devons tout à cet homme, a déclaré une femme devant les portes de l’usine d’Alba, alors que le cercueil traversait une haie d’employés qui applaudissaient. Tout ce que nous avons ici, une maison à nous, une vie que l’on peut tout simplement appeler une bonne vie.» Le regard de l’éplorée a glissé sur son manteau de fourrure. «Il n’y a qu’une chose à dire: Grazie, grazie, signore Michele.»■
«La table de la cuisine croule sous les assiettes d’oeufs brouillés, les bouteilles de jus de fruits et une horrible substance brune et collante appelée Nutella que l’on étale sur le pain»
Extrait d’un récit de Natalia Ginzburg publié dans «La Stampa», en 1969