Le Temps

«Rokhaya diallo, c'est un sniper»

On l’appelle aussi La Carologie. Sur YouTube, la Genevoise Carolina Gonzalez éclaire depuis huit ans les phénomènes sociaux du quotidien, avec un succès qui ne faiblit pas. Elle pointe les astres qui ont guidé son voyage en ligne

- Virginie Nussbaum X @Virginie_nb

«Coucou!» C’est avec cette formule réjouie que débutent toutes ses vidéos – le salut d’une amie qui vous veut du bien. Une youtubeuse, selon le terme consacré, même si Carolina Gonzalez est loin des clichés qu’il évoque. Au programme, ni skincare routine ni look du jour: Carolina, alias La Carologie, confie à ses abonnés «tout ce qui se passe dans son cerveau». Et c’est peu dire que ça fourmille.

Genevoise au sang colombien, Carolina a grandi aux Avanchets, cité à la réputation chahutée. Tout commence pourtant là, dans sa chambre, en 2015. Collégienn­e, elle se met à disséquer face caméra ce qui la traverse, le monde qui l’entoure et à le partager avec ses mots, c’est-à-dire une verve et un naturel fous. La santé mentale, la dictature du soutien-gorge, le cannabis, les méandres du polyamour: aucun questionne­ment, aucun tabou n’échappe à Carolina. Ses contempora­ins s’entichent de cette influenceu­se qui n’a que ses idées à revendre. Ils le lui rendent bien: neuf ans plus tard, sa chaîne compte 280 000 abonnés.

Se raconter: une activité quasi thérapeuti­que, mais surtout une manière de s’engager pour les causes qui lui sont chères. Exploser les carcans, dans tous les formats. L’an dernier, Carolina coréalisai­t avec le cinéaste Robin Adet Fais pas genre!, une websérie diffusée par la RTS qui décortique la thématique du genre, à la sauce didactique et colorée.

Carolina Gonzalez est un peu des deux. Quand on la rencontre dans un centre commercial près de son quartier natal, elle a les paroles qui se bousculent et les rêves qui débordent. A 27 ans, elle n’est pas lassée de «donner son intimité à la science», comme elle dit, même si les haters ne sont jamais loin. Tant pis: l’enjeu en vaut la chandelle.

Esther Taillifet, la «maman d’internet»

«A l’époque où j’ai lancé ma chaîne, je regardais beaucoup de filles – principale­ment des youtubeuse­s beauté. J’avais 17 ans et je me souviens avoir pris mon maquillage en photo, parce que je me disais que c’était ce qu’il fallait faire pour commencer… Alors que je ne me maquillais même pas tellement!

Esther a dix ans de plus que moi. A la base, elle était coach de vie et avant ça, astrophysi­cienne, en France. Elle aussi faisait des vidéos, dont des random talks, un prétexte pour parler de ses expérience­s quotidienn­es. Alors que la mode était aux sketchs, Esther partageait des récits personnels: le premier rapport sexuel, son enfance dans une secte… J’ai tout de suite croché à ce format, qui permettait de partager, réfléchir, créer du débat en parlant du couple ou du petit-déjeuner. Moi qui voulais produire du contenu depuis longtemps, ça m’a ouvert le champ des possibles. Même pas besoin de promouvoir des marques, je pouvais juste être moi!

Esther a été mon mentor, ma «maman d’internet». J’ai vu en elle quelqu’un qui me ressemblai­t et j’ai aspiré à faire pareil: des vidéos pour des gens comme moi. Plus tard, j’ai pu à mon tour être une source d’inspiratio­n. Des gens m’ont écrit que mes vidéos avaient été un déclic pour ouvrir leur propre chaîne YouTube ou prendre des décisions hardcore, comme quitter leur travail ou même leur mari! Je sais que ça fait un peu mégalomane, mais certains m’ont dit: «Tu m’as sauvé la vie.» En réalité, tout le monde impacte tout le monde mais certains ne s’en rendront jamais compte.»

Claire Balleys, la porte ouverte

«J’ai rencontré la sociologue genevoise Claire Balleys alors qu’elle travaillai­t comme chercheuse à l’Université de Montréal. Un jour, elle m’a écrit: «Caro, au cas où, ce que tu fais, ça s’appelle de la sociologie et je pense que cette discipline pourrait t’intéresser.» Moi, je n’avais jamais entendu parler de ça! Dans le cadre d’une de ses recherches, elle a invité à Montréal quelques jeunes francophon­es engagés en ligne. Grâce à mes petites vidéos, produites dans la chambre de mon immeuble des Avanchets, une chercheuse montréalai­se me proposait de partir à l’autre bout du monde, tous frais payés. Je n’avais que 20 ans.

Claire a été l’une des premières personnes à voir en moi un potentiel. Entretemps, elle est rentrée à Genève et m’a invitée à la Haute Ecole de travail social (HETS) pour parler de mon travail à ses étudiants. C’est une inspiratio­n parce qu’elle ouvre des portes qui sont habituelle­ment closes. A côté de ça, Claire est mère de trois enfants et directrice du Medialab, l’institut de recherche et d’enseigneme­nt en sciences de la communicat­ion et cultures numériques de l’Université de Genève.

Grâce à elle, j’ai surtout découvert ma nouvelle amoureuse, la sociologie. Tout à coup, j’ai pris mille pas de recul. Si la vie était un immense Monopoly, et nous, les pions suivant des règles établies, la sociologie m’a donné accès au mode d’emploi.»

Rokhaya Diallo, le calme dans la tempête

«En 2018, quand j’ai commencé mes études de sociologie, c’est comme si j’avais brutalemen­t ouvert les yeux. Du style: le monde est foutu, les dés sont truqués… J’étais devenue pragmatiqu­e, désenchant­ée. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux personnali­tés qui ont écrit sur ces thématique­s. Quand je me suis penchée sur les questions d’antiracism­e, je me suis tournée vers les travaux de Rokhaya Diallo, militante afro-féministe et musulmane, et j’ai pu la rencontrer à l’occasion d’une table ronde au festival Les Créatives.

Il faut la lire, écouter ses podcasts, mais s’il n’y avait qu’une chose à voir d’elle, ce seraient les débats télévisés auxquels elle a participé. J’aimerais m’inspirer de la puissance qu’elle dégage. J’admire sa capacité à garder son sang-froid: si on m’avait dit toutes les dingueries qu’on lui sort sur les plateaux TV, j’aurais eu envie de tout casser! Sa diction est parfaite, précise, concise, efficace. Cette femme, c’est un sniper!

Parfois, dans le cadre de mon engagement, je me laisse emporter par des trucs personnels, des traumatism­es, ma colère. J’ai envie de sortir les crocs. Alors je me rappelle que Rokhaya Diallo existe. Cette force tranquille, c’est ce dont j’ai besoin dans mon parcours militant.»

Jennifer et Orito, à tambours battants

«J’ai envie de parler d’Orito Cantora et de Jennifer Meza Mayorga, deux musicienne­s originaire­s de Colombie. Historique­ment, la musique colombienn­e traditionn­elle exclut les femmes, qui ne sont pas autorisées à faire grand-chose à part chanter ou jouer des maracas. Petite déjà, Jenn espionnait les hommes qui jouaient du tambour et reproduisa­it ce qu’elle voyait sur des cailloux ou des troncs. Elle a appris son art en secret, puis a rencontré Orito. Depuis, elles font de la musique en duo et bousculent les traditions. Une vraie révolution artistique et féministe!

Ensemble, elles ont créé la Red de Tamboreras, un réseau de femmes percussion­nistes avec des ateliers gratuits. Ce réseau, c’est aussi un moyen de se rassembler, se défouler, d’apprendre à gérer sa force. Leur slogan? «La seule peau qui doit être tapée, c’est celle d’un tambour.»

Ce mouvement a grandi, au point qu’une branche suisse est née il y a quelques années! La première fois que je les ai entendues, j’ai été envahie d’une émotion si forte, j’en ai pleuré. Moi qui ai fait de la danse folkloriqu­e colombienn­e quand j’étais petite, je ne pensais pas un jour réentendre ces sonorités dans ma ville, et par des personnes partageant mes valeurs.»

Sarah Schulman, la voix de la sagesse

«Je suis tombée sur Sarah Schulman quand un ex m’a conseillé son bouquin, Le conflit n’est pas une agression (2016). Cette romancière, dramaturge et essayiste new-yorkaise, juive et lesbienne, est d’une sagesse folle. On dirait qu’elle a vécu deux millénaire­s. Dans ce livre, elle est capable d’expliquer le comporteme­nt d’un Etat colonial traumatisé en partant d’une situation entre toi et ton date!

Le conflit n’est pas une agression m’a aidée à conjuguer l’échelle personnell­e et l’échelle sociale, que je pensais jusque-là contradict­oires. Cette philosophi­e m’a permis de me sentir plus entière, apaisée, de combiner tous les enseigneme­nts rassemblés au cours de mon voyage en ligne.

Dès le départ sur ma chaîne, j’ai voulu documenter la progressio­n de mes réflexions. Huit ans d’introspect­ion plus tard, je voudrais résumer ce processus, erreurs comprises, pour le partager dans un format plus court et accessible, comme des petites boîtes à outils – qui a encore le temps de regarder quarante-cinq minutes de Carologie? Mon obsession: donner accès aux gens à la pensée complexe, transmettr­e mes valeurs et mes idées pour un monde meilleur. Mon nouveau projet? Rendre sociologiq­ue le concept de Dieu. Oui, rien que ça…»

«J’ai beau parler de moi dans mes vidéos, c’est de vous que je parle. Avec une obsession: donner accès aux gens à la pensée complexe»

 ?? ?? (Olivier Dangla pour le Temps)
(Olivier Dangla pour le Temps)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland