Le Temps

Bilatérale­s III: faire envie, sans tarder

- NICOLE LAMON X @NicoleLamo­n

Depuis le feu vert du Conseil fédéral au mandat de négociatio­ns avec l’Union européenne, on n’entend pas tout le monde de la même manière. Les opposants se déchaînent. Contre le principe même d’un accord, pour les uns. Contre des points plus spécifique­s, pour beaucoup d’autres. Et tout comme en 2021, ce sont eux, les Neinsager, qui donnent la note du débat. En multiplian­t les prises de position et en s’offrant des visuels à faire peur dans les chaumières: un méchant ogre d’un bleu européen qui délaisse un instant les enfants pour mieux dévorer la jolie petite Suisse rouge. Peu subtile mais efficace, la signature ordinaire de l’UDC.

Les nombreux sceptiques, ceux qui ne savent pas encore sur quel pied danser la nouvelle relation, ne mettent en avant que les points de désaccord. Clairement, on espère ici peser encore sur les négociatio­ns. Mais comme la marge de manoeuvre s’avère ténue après une phase exploratoi­re particuliè­rement fouillée et transparen­te, les hésitants donnent surtout de l’eau au moulin très bien rythmé des opposants.

Les partisans, enfin, sont inaudibles ou quasi. Et quand on les entend, ils peinent à faire envie. A défaut de rêve, ils auraient pourtant un solide bilan à vendre. Car la voie bilatérale, qui se trouve à la base du partenaria­t entre Berne et Bruxelles depuis vingtcinq ans, a offert à la Suisse une stabilité juridique exemplaire sur laquelle s’est épanoui le succès économique du pays.

Sans revitalisa­tion de ce fertile terreau bilatéral, bien malin qui saura chiffrer l’érosion de la relation économique. Le coût de l’exclusion de la Suisse du programme de recherche Horizon Europe depuis 2021 en donne un minuscule avant-goût: près de 2 milliards de francs ont été investis en mesures transitoir­es.

La défense de nos intérêts économique­s, culturels et scientifiq­ues mériterait beaucoup plus d’audace de la part du Conseil fédéral et beaucoup moins d’atermoieme­nts de la part des partis nationaux. Aux grands patrons comme aux PME de faire preuve de créativité, aux faîtières de l’économie de dégager des moyens à la hauteur des enjeux, sans tarder. Car à force de vouloir faire coïncider la communicat­ion et l’agenda, à force de se boucher le nez tant que les négociatio­ns ne sont pas bouclées, ils laissent la place aux anti-tout galvanisés. «Le statu quo est inacceptab­le», disent aujourd’hui les cantons. Si tous les autres ne trouvent pas le cran d’être aussi clairs, la Suisse prend le risque de répéter l’erreur de 2021.

La défense de nos intérêts mériterait beaucoup plus d’audace de la part de Berne

Le ministre jurassien Jacques Gerber, vice-président de la Conférence des gouverneme­nts cantonaux, va suivre de près les pourparler­s Suisse-UE. Les cantons ont fait leur introspect­ion pour ne pas répéter les erreurs qui ont mené à l’échec de l’accord-cadre en 2021

X @David_HaeberliLe­s négociatio­ns entre la Suisse et l’Union européenne (UE) ont commencé. Après le choix du Conseil fédéral d’interrompr­e en mai 2021 le processus devant mener à un accordcadr­e, la nouvelle approche a abouti à un mandat de négociatio­n que les deux parties ont approuvé. L’espoir renaît chez certains de pouvoir normaliser rapidement les rapports avec un partenaire qui achète la moitié des exportatio­ns suisses. Quel rôle les cantons veulent-ils jouer? Les réponses de Jacques Gerber, ministre PLR jurassien chargé de l’Economie, vice-président de la Conférence des gouverneme­nts cantonaux (CdC), dont il préside la Commission Europe.

Que peut-on attendre des cantons dans cette campagne qui commence? Les cantons sont un partenaire institutio­nnel qui doit être associé à la définition de la politique européenne, pas un simple acteur à consulter. Cette dimension avait été un peu oubliée par tous les acteurs. A la suite de l’échec de l’EEE de 1992, les cantons ont créé la Conférence des gouverneme­nts cantonaux (CdC). Or, ils n’ont pas été assez intégrés à la définition politique européenne dans le cadre des dernières négociatio­ns. Le comité de la CdC a donc décidé de réanimer la Commission Europe qui – et c’est une des preuves que ce dossier n’était plus sur le haut de la pile – ne s’était plus réunie depuis 2014. Les cantons ont donc aussi leur part de responsabi­lité. Dès 2021 et pendant un an et demi, nous avons analysé toutes les questions en suspens avec la Confédérat­ion. Le premier résultat de ces travaux a été la prise de position des cantons en mars 2023, qui s’est confirmée par le soutien au mandat de négociatio­n de décembre 2023. Pendant les négociatio­ns, les cantons ne feront pas campagne. Par contre, nous avons obtenu de Berne que les cantons participen­t à l’ensemble des groupes de négociatio­n dans lesquels ils ont un intérêt direct. La Commission Europe va suivre les discussion­s de près pour informer les cantons et intervenir au besoin auprès de la Confédérat­ion. But: que les représenta­nts des gouverneme­nts puissent rapporter au bon moment dans chaque canton, pour être prêts quand la négociatio­n se termine. Jusque-là, on ne commente pas sur le fond.

Aviez-vous été surpris par l’annonce du Conseil fédéral d’arrêter les négociatio­ns en mai 2021? La surprise, ce n’était pas la décision du Conseil fédéral, mais bien que les cantons n’avaient rien vu venir. Pire, on a été quelque peu instrument­alisés quand le Conseil fédéral a dit qu’il ne pouvait pas aller de l’avant parce que les commission­s des Chambres, les cantons et les associatio­ns patronales et syndicales y étaient opposés. Nous étions bouche bée parce que nous avions bien défini des points à observer, mais ce n’était pas des lignes rouges dans notre esprit. Donc, il y a eu une introspect­ion de la part des cantons et maintenant, on ne lâche pas l’affaire. Notre constat commun est que le statu quo n’est pas acceptable pour les cantons. Mais on remarque depuis trois mois que la presse fait comme s’il n’y avait pas d’opposants aux opposants à l’Europe. On berce la population d’illusions en la laissant penser qu’avec les accords que l’on a, ça va aller pour l’éternité. Ce n’est pas le cas. Il y a une érosion extrêmemen­t lente mais constante. A un moment donné, il sera nécessaire de rappeler à tout le pays notre dépendance à ce marché européen.

Vous n’êtes pas en campagne, mais l’UDC a lancé la sienne. Comment allez-vous réagir? Personne ne peut faire campagne pour défendre les futurs résultats de négociatio­ns dont nous ne connaisson­s pas l’issue! Ce que je regrette personnell­ement, c’est que face à l’UDC et aux syndicats qui sont actuelleme­nt en campagne, avant même que l’on connaisse les résultats, personne ne soit là pour rappeler les fondamenta­ux et contester les arguments que l’on peut déjà aujourd’hui considérer comme objectivem­ent faux. Or, ce n’est pas le rôle des cantons.

De qui est-ce le rôle? C’est aux partis politiques, aux représenta­nts de l’économie et de la recherche de montrer comment la Suisse est dépendante de l’extérieur.

Au sein de votre parti, aucune figure ne se profile pour inciter à aller de l’avant malgré les incertitud­es. Je n’en vois pas non plus pour l’instant. Je le regrette.

Est-ce lié à la présidence nationale? Je ne vais pas entrer dans ce jeu parce que j’estime que dans cette phase, les cantons ont un rôle fondamenta­l à jouer en étant un organe qui peut amener neutralité et objectivit­é. Donc, les porteurs de ce travail cantonal ne peuvent pas se permettre de faire de la politique politicien­ne. Mais je comprends votre remarque. Je ne cache pas que je suis un défenseur de cette relation bilatérale avec l’UE sans être pour une adhésion. Par contre, ce qui me distingue, c’est que je suis prêt au compromis dans des domaines tels qu’une reprise dynamique du droit européen, la mise en place d’un règlement des différends avec un organe qui le permette réellement. Je suis d’accord de prendre quelques risques liés aux règles européenne­s par rapport à la libre circulatio­n, risques que je n’estime pas aussi importants que certains veulent bien le laisser croire.

Les faîtières économique­s alémanique­s semblent peu désireuses d’accorder aux syndicats ce qu’ils revendique­nt, notamment des convention­s collective­s étendues. Certains y voient pourtant la clé du problème. Et vous? A l’externe, il faut laisser le temps aux négociatio­ns de se développer. A l’interne, il y a encore un grand travail devant nous. J’attends des faîtières qu’elles se mettent autour de la table et discutent, négocient, voient quels sont les champs des possibles.

C’est le Secrétaria­t d’Etat à l’économie (Seco) qui doit les pousser à le faire, non? Oui, le départemen­t de Guy Parmelin a mis ces acteurs autour de la table. Des contacts ont été pris avant la définition du mandat de négociatio­n, les questions ont été posées. La culture helvétique, quand on veut être souveraini­ste et un bon Suisse, c’est d’amener au compromis, en utilisant la pression si nécessaire.

Les obstacles ne vous semblent donc pas insurmonta­bles? Prenons les frais des travailleu­rs détachés… Quel patron a intérêt à se faire concurrenc­er par des entreprise­s qui payent la chambre d’hôtel de leurs employés au prix pratiqués en Pologne ou en Slovaquie? Aucun. Il faut donc trouver un compromis. Je crois à la sagesse des Suisses et des corps constitués. C’est peut-être un peu tôt. On est au début de cette phase où on montre les muscles.

Pour les bilatérale­s I et II, les syndicats ont poussé à la roue. Or, les mesures d’accompagne­ment sont appliquées mollement, voire pas du tout dans certains cantons. Comprenez-vous que, cette fois, ils soient réticents? On peut voir le verre à moitié vide, mais on doit admettre que les chiffres sont réjouissan­ts. Par exemple, de 2000 à aujourd’hui, le taux de chômage jurassien est resté quasi identique alors que l’on est passé de 2500 frontalier­s par jour à 11 600. Notre produit cantonal brut s’est développé. Tout cela en ayant entre 8000 et 9000 places de travail supplément­aires dans le canton. Je ne prétends pas qu’il n’y a pas de problème. Il existe une pression sur les salaires minimums. Mais j’attends aussi plus d’ouverture des milieux économique­s pour dire que l’on a tous quelque chose à gagner. Si on érode notre situation avec notre partenaire principal, il faudra qu’on m’explique comment on va payer notre système social, comment on va protéger les personnes qui en ont le plus besoin, comment on corrige certains aspects négatifs qui pourraient venir d’une plus grande ouverture.

Le conseiller national PLR Simon Michel a communiqué que l’entreprise qu’il dirige, Ypsomed, doit désormais payer des millions pour homologuer ses produits au sein de l’UE. Le chef du groupe UDC au parlement, Thomas Aeschi, lui a répondu que c’était le prix à payer pour maintenir la démocratie directe. Qu’en pensez-vous? A la fin, le peuple aura le dernier mot. Ce que j’attends dans une démocratie, c’est que la prise de décision se fasse non pas sur des mensonges, mais sur la réalité. On peut ne mettre en avant qu’une partie de la réalité, par exemple les bouchons dans les tunnels chaque matin. On peut mettre le focus sur un ami qui est au chômage depuis deux ans, qui ne trouve pas de travail et dire qu’on a 9000 nouveaux frontalier­s sur le marché du travail. C’est tellement facile. Mais la réalité, c’est qu’avec les bilatérale­s, la Suisse a augmenté sa richesse par habitant. J’ose espérer qu’il y aura des politicien­s qui viendront avec ces chiffres. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas se réinventer pour trouver certaines mesures d’accompagne­ment lorsque ça génère des difficulté­s.

Certains critiquent l’attitude de l’UE, peu portée au compromis. Qu’en dites-vous? C’est une négociatio­n. On retourne vers le partenaire que l’on a frustré. Quand, par exemple, le canton de Zurich parle avec celui du Jura dans des conférence­s intercanto­nales, vous croyez qu’il ne montre pas certaines fois les muscles?

On dit que le dossier de l’électricit­é sera le plus difficile à résoudre. Est-ce aussi votre avis? C’est le plus compliqué car il lie des aspects techniques et idéologiqu­es. Un système de prix protégés tel qu’il est possible en Suisse ne semble pas toléré dans l’UE, de même que le fait que les sociétés énergétiqu­es appartienn­ent aux autorités publiques. Tout cela serait assimilé à des aides d’Etat par l’UE. Mais on a remarqué que, de leur côté, ils sont souples concernant ces aides. Il nous a fallu un moment pour comprendre ce qu’était l’aide d’Etat en tant que telle. On remarque pourquoi on est Suisses. Nous, on ne va jamais négocier quelque chose qu’on ne peut pas respecter. On est les seuls au monde à avoir une perception aussi rigide d’une négociatio­n. Une négociatio­n, ça se mène. Ensuite, on regarde ce qu’on peut faire dans la réalité. Si vraiment on ne peut pas appliquer quelque chose et que ça gêne le voisin, on le laisse venir nous taper sur les doigts: une fois, deux fois, trois fois. Il va ouvrir une enquête, mettre en place un comité mixte pour discuter; un tribunal arbitral interviend­ra ensuite, c’est lui qui tranchera. Après, on pourra encore envisager si on accepte ou non sa sentence. Aucun membre de l’UE n’a cette possibilit­é accordée à la Suisse.

Quelle est votre évaluation du risque de l’ouverture des lignes ferroviair­es suisses aux compagnies européenne­s pour les CFF? Les CFF pourront être mis en concurrenc­e sur les lignes internatio­nales. Pour le réseau interne, on pourra continuer comme on le fait jusqu’à maintenant. Ces dossiers spécifique­s ont leur propre dynamique et peuvent générer leurs propres problèmes. Il faut comprendre que l’organisati­on des négociatio­ns, ce sont 14 groupes qui négocient en parallèle sur les divers thèmes. Pourront-ils finir dans la même séquence temporelle? Sinon, comment procéder pour faire voter les résultats sectoriels? Faire passer le premier paquet sur la santé, sur les transports, sur l’électricit­é en votation populaire et puis venir après avec les autres accords? Je n’ai pas la réponse. C’est le développem­ent des négociatio­ns qui nous permettra de dire ce qui est possible.

«On a été quelque peu instrument­alisés quand le Conseil fédéral a dit qu’il ne pouvait pas aller de l’avant»

Le voyage en Suisse de Maros Sefcovic, vice-président de la Commission, en mars 2023, a apparemmen­t joué un rôle important dans l’améliorati­on des relations avec l’UE. Est-ce aussi votre analyse? Il a fait le voyage à un moment opportun où il y avait des doutes, dans les cantons comme à la Confédérat­ion. Durant la rencontre, on a compris qu’il était notre partenaire, qu’il fallait quitter le statu quo. On peut évidemment retourner en 1992, dans une Suisse de 6 millions d’habitants. On n’aura pas de bouchons sur les routes et on aura de la place dans nos trains. Mais les conséquenc­es seront graves, pour les gens modestes comme pour les riches. ■

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(BERNE, 2 FÉVRIER 2024/ANTHONY ANEX/KEYSTONE) Jacques Gerber: «La culture helvétique, c’est d’amener au compromis, en utilisant la pression si nécessaire.»

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