Le Temps

La Suisse est dans les yeux de celui qui regarde

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS)

Pour être parfaiteme­nt honnête, et dit avec tout le respect du monde, les Suisses de l’étranger ne caracolent pas en tête de nos préoccupat­ions. Nous en connaisson­s tous, parfois ce sont des proches dont nous prenons des nouvelles, mais rien ne nous suggère urgemment de les considérer comme un groupe, ce qu’ils ne sont d’ailleurs pas du tout. Voilà pourquoi je me permets de vous embarquer dans cette relative indifféren­ce.

Il leur arrive de surgir en cohorte dans le débat politique, au détour du débat sur la treizième rente par exemple, pour nous rappeler qu’ils existent bel et bien dans les comptes. Mais d’ordinaire et presque par définition, ils restent très loin des affaires courantes. En Suisse, les Suisses de l’étranger sont au pire une statistiqu­e, au mieux une série d’été dans une actualité molle.

Nous avons déjà toutes les peines du monde à savoir qui nous sommes, nous les Suisses topographi­ques, de Dardagny à Bellinzone. Qu’est-ce qui nous lie? Qu’est-ce qui nous unit? Qu’est-ce qui nous définit? Qu’avons-nous vraiment en commun? Au coeur de la névrose helvétique, l’équation éternellem­ent insoluble a-telle vraiment besoin de la variable expatriée? Peut-être bien que oui.

Nous venons d’apprendre, cette fois dans une actualité chargée, qu’ils sont désormais 813 400. Chiffres 2023. Il y a deux ou trois fois plus de Suisses de l’étranger que de Tessinois. Presque autant que de Vaudois. Et surtout de plus en plus, en Europe et à travers le monde.

Il suffit de partir trois jours à peu près n’importe où pour se sentir plus Suisse qu’Adolf Ogi entre son sapin et son tunnel. J’exagère à peine. Une machine qui ne fonctionne pas, d’abord, et qui amuse. Et puis un train en grève, qui agace un peu. Une discussion politique, qui désespère avec tendresse. Et si le séjour se poursuit, une proximité soudaine et mystérieus­e avec le premier Lucernois qui passe.

Multipliez ces trois jours par toute une vie, et multipliez ces vies par 813 400. Si diffuse et diverse soit-elle, l’âme collective des Suisses de l’étranger recèle une définition éternellem­ent active de la toute petite planète à croix blanche dont ils sont les satellites.

Le problème, c’est qu’il faut un peu travailler l’image, avant de pouvoir l’exploiter. Comme avec les photos dans l’espace. Il faut des filtres et des correction­s, parce qu’il y a des interféren­ces. Du «bruit», disent les profession­nels.

Les clichés, par exemple. Ceux qu’on embarque et qui nous suivent quand on s’en va. Plus ou moins gros, plus ou moins tenaces, plus ou moins malins, ils conditionn­ent forcément un peu leur monde. On ne peut ni les éliminer, ni les prendre au sérieux. Ils nous diront que les Suisses sont riches, propres, honnêtes, ponctuels, ennuyeux, économes, neutres et matinaux, qu’ils se nourrissen­t de chocolat et de fromage fondu, qu’ils sont banquiers ou horlogers, armés mais pas dangereux, et qu’ils adorent Roger Federer. Ce qui est à la fois parfaiteme­nt ridicule et rigoureuse­ment exact.

Les réflexes, aussi, variableme­nt reptiliens, invariable­ment agissants. Chez l’expatrié, ils opèrent comme un effet loupe, pour amplifier les vices ou les vertus de la patrie lointaine. Quelque part, ailleurs, la vie est plus dense et bat plus fort, les possibles se bousculent, l’horizon s’éloigne, et la Suisse n’est plus qu’un vieux souvenir, étriqué, suranné, quelque chose qu’il fallait quitter. Ailleurs encore la vie se corse, se resserre et joue des tours, contraint, empêche ou persécute, et la Suisse devient Terre promise, éden de liberté, havre parmi tous les havres. Même le dimanche à Olten.

Passé les clichés et les réflexes, une fois l’image nettoyée et la focale bien établie, doit apparaître le seul portrait qui vaille. Eventuelle­ment le plus précis. La meilleure de toutes les photos de nous. La solution de l’équation offerte en creux, comme la beauté, à 813 400 paires d’yeux qui observent. Et le mystère levé, s’ils pouvaient tous parler d’une seule voix.

Mais je vous l’ai dit, et je crois même avoir commencé par là, les Suisses de l’étranger ne sont pas un groupe, et ne le seront jamais. Ils garderont donc leur secret éparpillé aux quatre coins du monde. Et finalement tant mieux, c’est peut-être loin d’ici qu’il est le mieux gardé.

Les Suisses de l’étranger ne sont pas un groupe, et ne le seront jamais

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