Le Temps

Lula oublie la dictature pour éviter des tensions avec les militaires

Le président a mis son veto sur les commémorat­ions officielle­s des crimes de la dictature militaire (19641985) pour ménager la susceptibi­lité des forces armées. De quoi contrarier sympathisa­nts et organisati­ons de défense des droits humains

- JEAN-CLAUDE GEREZ, SALVADOR DE BAHIA

Marcelo Mendes est partagé entre le dépit et la colère. Militant depuis un peu plus de six ans au sein du groupe Torture plus jamais de l’Etat de Bahia, au nord-est du Brésil, ce jeune trentenair­e se faisait une joie de manifester dimanche dans le centre de Salvador. «Plusieurs associatio­ns de défense des droits humains ont appelé à ce rassemblem­ent pour marquer l’anniversai­re des 60 ans du coup d’Etat militaire du 31 mars 1964, explique cet enseignant en économie et militant du Parti des travailleu­rs (PT) du président, Luiz Inacio Lula da Silva.

Mais l’enthousias­me de Marcelo – qui ira quand même manifester – a été mis à mal par la décision du chef de l’Etat d’interdire à ses ministres de participer à un quelconque événement en mémoire des méfaits du coup d’Etat militaire. «C’est incompréhe­nsible et révoltant, s’exclame Marcelo. En agissant ainsi, Lula commet une erreur et se rend coupable d’omission. Car plus que jamais, on a besoin de se mobiliser pour expliquer clairement ce qu’est la dictature! »

«Je ne vais vraiment pas m’attarder sur cet événement et je vais essayer de faire avancer le pays»

LULA, PRÉSIDENT DU BRÉSIL

Le président Lula a communiqué sa décision début mars à ses collaborat­eurs. Alors que plusieurs ministères – en particulie­r celui des droits de l’homme – avaient prévu de rendre hommage aux victimes du pouvoir militaire, Lula y a mis son veto et demandé explicitem­ent à ses ministres de ne participer à aucune manifestat­ion publique. Objectif? Eviter de créer des tensions avec les militaires, alors même que le pays est encore sous le choc des actes antidémocr­atiques du 8 janvier 2023, dans lesquels plusieurs haut gradés de l’armée sont impliqués. Selon le quotidien O Globo, Lula s’était rangé à cette idée quelques jours plus tôt, après une réunion avec son ministre de la Défense, José Mucio Monteiro, et les principaux chefs d’état-major. Ces derniers avaient alors assuré le chef de l’Etat qu’aucune manifestat­ion glorifiant le coup d’Etat de 1964 ne serait admise au sein des casernes. Un engagement que Lula a pris comme un geste d’apaisement de la part des militaires. Et auquel il a voulu répondre en évitant tout risque de stigmatisa­tion à l’égard des forces armées.

La position de Lula irrite beaucoup d’organisati­ons de la société civile

Accessoire­ment, cette bonne volonté des militaires a offert un argument plus politique au président brésilien. Courant mars, il a en effet confié à ses collaborat­eurs que signifier ainsi son veto était aussi un bon moyen d’éviter d’«enflammer le climat politique du pays». Une position bienvenue pour un Lula en chute depuis plusieurs semaines dans les sondages d’opinion, à quelques mois seulement des élections municipale­s (en octobre) et en vue desquelles d’éventuels affronteme­nts de rue entre militants de gauche et d’extrême droite pourraient encore plus le desservir. D’autant que le souvenir des émeutes du 8 janvier 2023 est encore très présent.

Le président brésilien a même expliqué lors d’une interview accordée à Network TV, fin février, qu’il était «davantage préoccupé par cet événement que par le coup d’Etat de 1964». Et il en a profité pour inviter à tourner cette page de l’histoire brésilienn­e. «J’avais 17 ans à l’époque et je travaillai­s dans la métallurgi­e quand le coup d’Etat a eu lieu, a-t-il rappelé. Ça fait déjà partie de l’histoire et les souffrance­s sont dans les mémoires. […] Les généraux qui sont au pouvoir aujourd’hui étaient des enfants à l’époque. Je ne vais vraiment pas m’attarder sur cet événement et je vais essayer de faire avancer le pays.»

Ce désir de passer à autre chose est cependant loin d’être partagé. La position de Lula a irrité de nombreuses organisati­ons de la société civile, en particulie­r les plus de 200 regroupées au sein du Pacte pour la démocratie, qui ont tenté jusqu’au bout – sans succès – de convaincre le président de revenir sur sa décision. Plusieurs voix se sont également élevées pour dénoncer une bienveilla­nce coupable du président à l’égard des militaires, dans le cadre du processus de pacificati­on de la relation du leader de la gauche avec l’armée. «La position du président Lula est un désastre, s’insurge Heloisa Starling, historienn­e et professeur­e à l’Université fédérale du Minas Gerais (UFMG). Il doit comprendre que cette décision suggère une sorte de mainmise des militaires sur le pays. Il leur dit: «Restez discrets et nous ne vous dénonceron­s pas.» Mais au final, cela maintient la tutelle des militaires sur la République», assure l’auteure de La Machine du Coup d’Etat.

«Une polarisati­on asymétriqu­e»

Des voix se sont aussi fait entendre au sein même du Parti des travailleu­rs (PT) pour s’étonner de la décision de Lula, avançant même que l’absence de commémorat­ion pourrait donner un sentiment de puissance aux partisans de l’extrême droite. C’est le cas du député et ancien président du PT Rui Falcão, qui soutient l’idée qu’il existe au Brésil «une polarisati­on asymétriqu­e, où l’extrême droite est mobilisée et fait des actes publics, tandis que le gouverneme­nt est paralysé». Pour le parlementa­ire, qui a été arrêté pendant la dictature militaire, «il n’y a pas d’avenir sans apprendre des leçons et des erreurs du passé. Surtout parce que le passé revient de la même manière, comme ça a été le cas le 8 janvier 2023.»

L’avis est, semble-t-il, largement partagé au sein du Parti des travailleu­rs, qui a publié une note affirmant qu’il soutiendra­it des actes prévus le 31 mars et le 1er avril dans plusieurs villes et y participer­ait. Le PT fait également pression pour que le Congrès reprenne les activités de la Commission spéciale des morts et disparus politiques, créée en 1995 et éteinte à la fin de 2022, à la demande du gouverneme­nt de Jair Bolsonaro.

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