Le Temps

Identité numérique, du rejet au nouveau projet

La nouvelle approche de la Confédérat­ion en matière d’e-ID a désormais le soutien de tous les partis au parlement. Analyse de la situation trois ans après l’échec cinglant du projet porté par le Conseil fédéral

- GRÉGOIRE BARBEY X @GregoireBa­rbey

C’était en mars 2021. A la surprise générale, la population balayait à plus de 64% le projet d’identité électroniq­ue proposé par le Conseil fédéral. Trois ans plus tard, une version revisitée de l’e-ID est en passe d’être acceptée prochainem­ent par le parlement, avec le soutien de tous les partis. Une issue qui était loin d’être acquise, tant les fronts étaient divisés il y a encore quelques années. Que s’est-il passé pour qu’une telle solution émerge si rapidement? Et qu’est-ce que cela signifie concrèteme­nt pour les citoyens suisses? Six points à retenir.

Une procédure inédite

Trois jours après le refus de la loi défendue par le Conseil fédéral, des députés de tous les groupes parlementa­ires ont déposé une motion identique invitant le gouverneme­nt à mettre en place une solution d’e-ID fiable, gérée par l’Etat, contrairem­ent au projet initial qui prévoyait de confier sa gestion à des entreprise­s privées. A la fin mai 2021, le Départemen­t fédéral de justice et police a été chargé d’élaborer une nouvelle solution. Il a collaboré avec les milieux scientifiq­ues et les cantons, en vue de recueillir leur avis.

C’est en septembre que la procédure a pris une tournure inédite. Le Conseil fédéral a ouvert une consultati­on publique sur le document de travail visant à mettre en place une solution d’identité électroniq­ue reconnue par l’Etat. Trois variantes étaient proposées lors de ce sondage effectué à large échelle. La consultati­on publique s’est achevée le 14 octobre par un débat sous forme de conférence.

Depuis, les autorités ont poursuivi les travaux sur le projet tout en adoptant une approche transparen­te et participat­ive: des visioconfé­rences étaient régulièrem­ent organisées pour informer les personnes intéressée­s sur l’état d’avancement du projet. En parallèle, l’Office fédéral de la justice a lancé une plateforme de discussion sur GitHub, un site web qui permet aux développeu­rs de partager tout ou partie du code d’un logiciel.

Une nouvelle loi a été mise en consultati­on en juin 2022. Les prises de position ont été publiées en octobre de la même année. Le Conseil fédéral a adopté le projet de loi et le message à l’intention du parlement le 22 novembre 2023. Cette procédure, qui a permis d’associer experts et société civile dans toutes les étapes du projet, a largement contribué au succès de la démarche, estime le conseiller national Gerhard Andrey (Les Vert·e·s/FR), qui s’est beaucoup impliqué dès le début dans le projet d’e-ID.

Une approche technologi­que décentrali­sée

Les opposants au projet initial du Conseil fédéral ne voulaient pas que l’e-ID puisse être fournie et gérée par des entreprise­s privées pour le compte de l’Etat. Le refus du peuple a été perçu comme un ralliement à cette approche, poussant les autorités à s’orienter vers une solution technique qui permette de tenir compte de ces exigences.

La Confédérat­ion a finalement opté pour une approche technologi­que décentrali­sée, qui repose sur le principe dit de l’identité auto-souveraine (self-soveraign identity). Les autorités mettront en place une infrastruc­ture dite «de confiance», qui sera composée d’un registre de base – avec la liste des émetteurs et des vérificate­urs agréés – et d’un système de confirmati­on des identifian­ts. Fedpol émettra l’identité électroniq­ue officielle sous la forme d’un certificat électroniq­ue qui sera hébergé dans un portefeuil­le numérique, en l’occurrence une applicatio­n dédiée sur smartphone. La Confédérat­ion n’aura aucun moyen de savoir dans quelles circonstan­ces l’e-ID est utilisée par son détenteur, contrairem­ent à une approche centralisé­e. Cette dernière était privilégié­e par le projet initial, qui aurait permis aux entreprise­s chargées de la gestion de l’infrastruc­ture d’obtenir des données sur l’usage de la solution.

En définitive, l’identité électroniq­ue officielle, similaire à la carte d’identité physique, sera un certificat parmi d’autres. D’autres éléments de preuve pourront être hébergés sur les portefeuil­les, comme des diplômes ou un permis de conduire.

Comment cela fonctionne­ra

Les citoyens qui veulent obtenir une e-ID pour effectuer des démarches officielle­s en ligne devront télécharge­r une applicatio­n – le fameux portefeuil­le numérique – sur leur smartphone. Ils devront ensuite scanner leur carte d’identité – ou un permis de séjour officiel – et se prendre en photo pour que Fedpol puisse délivrer le précieux sésame. Les détenteurs d’une identité électroniq­ue pourront ensuite la présenter auprès des vérificate­urs – par exemple d’autres services de la Confédérat­ion.

Toute personne qui a fait usage de l’applicatio­n pour le certificat Covid durant la pandémie sera familière de la méthode. La Confédérat­ion a aussi fait le choix de minimiser les flux de données entre les utilisateu­rs et les vérificate­urs. Le détenteur d’une e-ID qui veut prouver sa majorité pour acheter de l’alcool ne délivrera pas sa date de naissance auprès du vérificate­ur – en l’occurrence le magasin – mais uniquement la confirmati­on qu’il a effectivem­ent 18 ans ou plus.

L’utilisatio­n de l’e-ID sera gratuite et facultativ­e. D’autres émetteurs, comme des université­s, pourront fournir des certificat­s qui seront hébergés sur le portefeuil­le numérique. Ils pourront être utilisés de la même manière que l’e-ID officielle.

Des choix technologi­ques à définir

Si les grands principes sont déjà connus, les aspects technologi­ques qui seront finalement retenus ne sont pas encore connus. Contacté par Le Temps, l’Office fédéral de la justice (OFJ) précise qu’il faudra déterminer quelle norme de communicat­ion, quel format de certificat et quel type de signature numérique seront utilisés lors de la mise en oeuvre du projet. La Confédérat­ion analyse actuelleme­nt un projet similaire discuté au sein de l’Union européenne afin de déterminer si une éventuelle interopéra­bilité serait envisageab­le tout en respectant le futur cadre légal.

Les prochaines étapes

Dès le mois d’avril, un projet pilote de permis numérique d’élève conducteur sera testé avec le service des véhicules d’Appenzell Rhodes-Extérieure­s. En parallèle, le Conseil des Etats devrait adopter le projet lors de la prochaine session qui aura lieu en juin. Selon Gerhard Andrey, tous les voyants sont au vert. «Les discussion­s avec des collègues d’autres partis me font dire qu’il y a un large soutien au projet aussi dans la Chambre haute», observe l’élu fribourgeo­is.

Normalemen­t, la Confédérat­ion publiera début 2025 son environnem­ent de test (sandbox) de l’infrastruc­ture de confiance définitive. Le lancement de l’e-ID est toujours prévu pour 2026, même si l’OFJ admet qu’il s’agit d’un «calendrier sportif».

Incertitud­e quant aux smartphone­s éligibles

Tout n’est pas encore réglé s’agissant de l’infrastruc­ture de confiance. Comme le relevait Adrian Lobsiger, préposé fédéral à la protection des données, dans une interview accordée au Temps, les portefeuil­les numériques seront hébergés sur des smartphone­s, sur lesquels la Confédérat­ion n’a aucun contrôle. «En matière d’informatiq­ue, les dépendance­s à l’égard de tiers privés sont nombreuses, et elles doivent toujours être prises en compte dans les analyses de risques», affirmait-il.

L’OFJ indique au Temps avoir conscience de cette potentiell­e dépendance vis-à-vis des fabricants de smartphone, tant sur le plan du matériel, du logiciel – pour les systèmes d’exploitati­on – que des magasins d’applicatio­ns. En l’occurrence, puisque les certificat­s qui serviront à prouver quelque chose (une identité, un permis, un diplôme) seront hébergés sur les téléphones portables des détenteurs de l’e-ID, il faudra des appareils dotés des technologi­es capables de garantir la sécurité des clés cryptograp­hiques. Les autorités ne cachent pas que les modèles bon marché n’en sont généraleme­nt pas pourvus. Une situation qui pourrait limiter l’usage de l’e-ID à certains types d’appareils.

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