Quel avenir pour l’ancienne Comédie?
Le bâtiment historique du boulevard des Philosophes retrouvera bientôt une activité pérenne. Les postulants avaient jusqu’au 20 mars pour déposer leurs dossiers. «Le Temps» révèle certaines de ces ambitions
On la croyait condamnée à jouer les faire-valoir. L'ancienne Comédie du boulevard des Philosophes devrait retrouver le teint doré du jeune premier. Et pas dans les bras de la finance ou du commerce, comme certains l'espéraient en 2015, quand une partie de la droite, majoritaire au Conseil municipal genevois, demandait au Conseil administratif de vendre le bâtiment conçu en 1913 par Henry Baudin. Sa vocation restera culturelle. La ville de Genève a lancé un appel d'offres. Les candidats avaient jusqu'au 20 mars pour déposer leurs dossiers. Le verdict devrait tomber au début de l'été.
«Imaginez qu'on ait vendu le bâtiment à une banque ou à Zara! Cela aurait suscité un tollé, entraîné un référendum, une bataille homérique!» Sami Kanaan balaie un scénario qui a longtemps prévalu. Ministre de la Culture depuis 2011, le conseiller administratif genevois se rappelle bien le contexte. Il s'agissait à l'époque de planifier une augmentation progressive de la subvention municipale à la future Comédie des Eaux-Vives, dont le chantier était loin d'être ouvert – la première pierre sera posée en juin 2017.
Pas question alors pour la ville de se charger du destin d'une salle de 600 places, exhalant le parfum romanesque d'une maison hantée, avec son balcon, ses planches marquées à jamais par les plus grands interprètes du siècle, sa scène fière mais craquelante, ses dégagements étriqués rendant impossible l'acheminement de certains décors, son inaptitude à répondre aux besoins des artistes d'aujourd'hui.
Autre logique en 2024. La gauche domine le Conseil municipal et elle n'entend pas céder ce fleuron architectural au secteur privé. «Il fallait aussi prendre en compte qu'il ne peut pas être transformé de fond en comble, il a une dimension patrimoniale forte», souligne Sami Kanaan. Quel futur alors pour cette salle aux mille trappes? Son résident devra s'engager pour vingt ans au minimum. Quant aux travaux nécessaires pour qu'elle soit opérationnelle, ils seront financés par la ville.
«Le bâtiment est aux normes mais il est vieillissant, explique Sami Kanaan. Il faudra l'assainir. Les installations techniques sont en bout de vie. Tout cela implique un investissement en fonction du projet retenu. Nous assumerons nos obligations de propriétaire.»
Le Théâtre des Marionnettes s’y verrait bien
Les candidats, eux, ont fourbi leurs arguments. Dirigé par Isabelle Matter, le Théâtre des Marionnettes de Genève (TMG) rêve de pouvoir s'installer dans ces murs afin de retrouver une unité. Avec 30 000 spectateurs par an et 35 ateliers dans les classes de la ville, le TMG est un acteur incontournable de la vie culturelle locale qui se trouve actuellement dispatché dans plusieurs lieux (une partie de ses locaux se trouvent à la HEAD). Ce morcellement finit par peser à la compagnie, souligne Isabelle Matter.
La collection de 1300 marionnettes, entreposée dans un grenier, n'est par ailleurs «ni en sécurité ni visible, poursuit l'artiste. Nous aimerions pouvoir valoriser ce patrimoine qui témoigne de l'évolution de la compagnie et de l'histoire de la marionnette sur près d'un siècle. L'ancienne Comédie permettrait en plus de rassembler toutes nos activités au même endroit, d'offrir au public une meilleure circulation et des échanges plus dynamiques.» Côté travaux, le TMG imagine une modification de l'actuel plateau, dont la scène surélevée n'est plus une configuration de salle très demandée. La jauge serait réduite à 180 places pour favoriser un rapport convivial et une proximité entre les marionnettes et le public.
L'ensemble Gli Angeli, dirigé par le baryton Stephan McLeod, est également sur les rangs. Son ambition? Transformer les lieux en une maison des musiques qui proposerait, outre une saison d'une centaine de concerts consacrés à tous les styles musicaux, des salles de répétition, cruciales à Genève, et un lieu de rencontre pédagogique.
Ce projet, intitulé «L.A.C» (dont le comité fondateur est notamment constitué de Tibère Adler, membre du conseil d'administration du Temps), serait pourvu d'une direction désignée sur cinq ans, permettant d'assurer la cohérence artistique. «Il est absurde et néfaste, tant pour la musique que pour les musiciens et pour le public, que la plupart des salles où a lieu la musique en Suisse n'aient ni direction artistique ni donc de vraie programmation musicale», explique le directeur artistique de Gli Angeli.
«Le bâtiment est aux normes mais il est vieillissant. Il faudra l’assainir» SAMI KANAAN, CONSEILLER ADMINISTRATIF CHARGÉ DE LA CULTURE EN VILLE DE GENÈVE
Alors que la Cité Bleue, de Leonardo Garcia Alarcon, vient d'ouvrir ses portes dans le quartier de Champel, une nouvelle salle ne risque-t-elle pas de faire doublon? Pas le moins du monde, selon Stephan McLeod, dans la mesure où la Cité Bleue privilégie mises en scène et spectacles alors que le L.A.C serait dédié aux concerts.
Stephan McLeod voit grand: le futur espace pourrait être aussi ouvert au festival Les Athénéennes ou au Concours de Genève. La proposition de transformation architecturale, très détaillée dans ce dossier, prévoit une ambitieuse modification du bâtiment pour accueillir des salles d'enregistrement et de travail isolées acoustiquement.
L'école de danse Dance Area, en partenariat avec d'autres acteurs culturels tenus secrets, nous a confirmé avoir aussi déposé un dossier, mais n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Projet intergénérationnel
Le dernier projet parvenu à notre connaissance joue à fond la carte intergénérationnelle. Il est mené par l'Avivo – association de défense des retraités – en partenariat avec le Groupe de liaison genevois des associations de jeunesse (GLAJ-GE) et La Tragédie, une association de jeunes à but non lucratif. Le but de cette dernière? Permettre à la population de développer des rapports inédits aux savoirs partagés.
Intitulé «La Comédie des âges», ce projet est, selon les mots de l'un de ses promoteurs, «innovatif et totalement inédit. Si l'on veut que la solidarité existe entre les générations, encore faut-il des lieux où elle puisse se matérialiser. L'ancienne Comédie serait fantastique car c'est un bâtiment ouvert sur la cité.»
Destin artistique ou socioculturel pour cette diva centenaire encore tellement désirable? Telle est la question. Le jury a le printemps pour décider. Il est composé de Félicien Mazzola (collaborateur personnel de Sami Kanaan), Natacha Roos (ancienne cheffe du Service de la culture de Fribourg), Sophie Buchs (directrice de Caritas), Oumar Touré Franzen (président du lieu de culture et galerie The Spot), Claude Dupanloud (ancien secrétaire général de la FASe) et Manuel Tornare (ancien maire de Genève). Certitude: la doyenne du boulevard des Philosophes rejouera bientôt les premiers rôles.
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