Le Temps

Le premier de classe cache encore l’homme d’Etat

A l’heure de boucler ses 100 premiers jours en fonction, le ministre socialiste Beat Jans met l’accent sur l’intégratio­n des réfugiés, l’éliminatio­n de problèmes dans le domaine de l’asile ou la lutte contre la violence domestique. Les mesures concrètes s

- ANNICK CHEVILLOT X @chevillot_a

En cent jours, ou presque, Beat Jans le Bâlois est devenu Beat Jans le ministre de la Justice et gardien suprême de l’Etat de droit. Le jeune militant socialiste qui manifestai­t dans la rue pour obtenir un centre autonome n’est plus. La cravate a remplacé le col roulé depuis longtemps et il a endossé le costume de conseiller fédéral avec une certaine élégance. En tout cas, il a démontré dès le premier jour qu’il était capable d’avaler une couleuvre sans s’étouffer.

Le Départemen­t de justice et police (DFJP) dont il a hérité n’était pas son premier choix. Il se serait bien vu à l’Intérieur, il s’y était même projeté. Après la répartitio­n des départemen­ts, en décembre dernier, plusieurs médias alémanique­s estimaient qu’il avait joué de malchance en atterrissa­nt au DFJP. Pas facile de reprendre le dossier de la migration, abandonné par sa collègue de parti Elisabeth Baume-Schneider, lorsqu’on se préparait à plonger dans la complexité des sujets de santé.

Au lieu de visiter les cinq hôpitaux universita­ires du pays et de recevoir les lobbyistes de l’industrie pharmaceut­ique bâloise, il est donc allé à Chiasso et à Boudry, pour visiter des centres de requérants. Pour comprendre les enjeux, mais aussi pour y faire bouger les lignes. Comme à Zurich, où les cas des demandeurs d’asile en provenance de pays du Maghreb sont traités en vingt-quatre heures. Un test lancé par sa prédécesse­ure, et qu’il souhaite désormais étendre au reste du pays. L’homme serre les boulons de l’asile, implique les

Aucun faux pas, mais une abondance de sourires charmeurs

cantons et fait preuve d’une poigne assez inattendue de la part d’un socialiste.

Pas de fausse note dans sa partition. Aucun faux pas, mais une abondance de sourires charmeurs. Comme les premiers de classe, il donne l’impression de ne pas rencontrer de difficulté­s particuliè­res. Il est toujours poli, sérieux, studieux, calme. Lisse, quoi! Cette absence d’aspérité en a fait le conseiller fédéral préféré des Suisses le mois passé. Un classement qui le fait sourire, le flatte et le pousse à continuer sa mission à sa façon: avec retenue et sans leadership flamboyant.

Indéniable­ment, il y a du Didier Burkhalter en lui. Comme le Neuchâtelo­is, il attache beaucoup d’importance au collectif. Au point de s’effacer? Durant l’entretien qu’il a accordé au Temps hier, il a pesé ses mots et développé une partie de sa stratégie avec un calme olympien qui confine à l’ennui. Alors, devra-t-on attendre sa présidence, comme avec le ministre radical, pour découvrir sa stature d’homme d’Etat?

Phrases courtes, ton posé, sourires fréquents: Beat Jans soigne sa communicat­ion. Mais qu’y a-t-il derrière la façade? Pour tenter d’en savoir plus, Le Temps a obtenu un entretien avec le nouveau conseiller fédéral chargé de Justice et Police.

Vous êtes premier du sondage de popularité des conseiller­s fédéraux après seulement trois mois. Pour un début, c’est presque inespéré. Je suis content quand la population l’est aussi. Mais quand mes deux filles ont vu ma note de 4,3, elles ont trouvé que je pouvais encore m’améliorer (rires). J’ai toujours veillé à ne pas faire pression sur elles durant leur scolarité, mais je constate qu’elles n’hésitent pas à me mettre la barre assez haut.

Vous vous êtes appliqué jusqu’ici à prendre des mesures dures en matière d’asile. Voulez-vous désamorcer les critiques de la droite? Non, le but est bien de résoudre des problèmes concrets. C’est le cas des procédures dites «en 24 heures», qui doivent rapidement régler les demandes d’asile de ressortiss­ants ayant très peu de chances de succès. Elles ont permis de réduire fortement leurs demandes d’asile. Mais je n’ai strictemen­t rien changé aux droits des personnes demandeuse­s d’asile, et je tiens à maintenir des possibilit­és élargies, pour les personnes vulnérable­s, de déposer leur requête d’asile.

Pensez-vous ici aux familles avec enfants? Oui, il faut que ceux qui ont fait un long voyage puissent déposer leur demande. Mais ce tri n’est pas évident à faire.

A Boudry (NE), le centre fédéral pour requérants d’asile fait l’objet de problèmes récurrents d’incivilité et de délinquanc­e. Une partie de la population et des autorités ne cache pas son mécontente­ment. Lors de votre visite sur place, vous n’avez pas fait de propositio­ns spécifique­s. Pourquoi? Je dois tout d’abord prendre connaissan­ce de la réalité du terrain et des éventuels problèmes. Il m’importait de parler avec les autorités de la commune et du canton de Neuchâtel. De mon point de vue, nous avons pris des mesures ajustées à leur situation, comme les tables rondes sur la criminalit­é, qui facilitent l’échange d’informatio­ns.

Les tables rondes, cela paraît insuffisan­t contre la délinquanc­e. Ne faut-il pas recourir davantage à la détention administra­tive, par exemple? Nous avons mandaté l’ancien commandant de la police cantonale zurichoise, Thomas Würgler, pour déterminer si des durcisseme­nts législatif­s s’avéraient nécessaire­s. Dans un rapport, il a conclu que les instrument­s légaux étaient suffisants et assez efficaces. La détention administra­tive en fait partie. Les cantons sont compétents pour l’appliquer.

Une nouvelle bagarre générale s’est produite ces jours entre Erythréens établis en Suisse, entre soutiens et opposants au régime. On vous sent impuissant… Les bases légales en place sont suffisante­s et les cantons ont la haute main pour y recourir. Il est possible d’interdire une manifestat­ion publique si elle menace l’ordre public ou peut déboucher sur de la violence.

«Je n’ai strictemen­t rien changé aux droits des personnes demandeuse­s d’asile»

Au vu des dernières expérience­s négatives, je pourrais m’imaginer que les cantons interdiron­t ces événements. Mais il est tout aussi important de garder en tête que la liberté d’expression et l’Etat de droit doivent être protégés.

L’UDC réclame que vous passiez de la parole aux actes… L’Erythrée est un dossier très compliqué. Il ne faut pas s’en cacher. Même si nous décidions de renvoyer les fauteurs de troubles dans ce pays, il ne les reprendrai­t pas. Il n’accepte pas les rapatrieme­nts forcés. Tous les pays européens rencontren­t le même problème. Tous mes prédécesse­urs y ont été confrontés. A part l’UDC, personne n’a de solution pour l’Erythrée.

Vous prévoyez un paquet de mesures pour l’intégratio­n des réfugiés. Mais en a-t-on les moyens étant donné les finances fédérales tendues? Les montants dépensés en valent toujours la peine. Quand les personnes sans emploi parviennen­t à trouver du travail, les collectivi­tés publiques n’ont plus besoin de leur verser l’aide sociale.

D’accord, mais vos collègues en sont-ils convaincus? (Rire.) Nous verrons, je ne leur ai pas encore présenté ce paquet.

Cette offensive pour l’intégratio­n est-elle une façon de récupérer votre parti et les milieux de gauche, mécontents de vos premières mesures dures? (Rire.) Non. Cette question n’est ni de gauche ni de droite à mon sens. Nous vivons une pénurie de main-d’oeuvre. La faîtière des hôteliers a par exemple fait part de son intérêt, tout en relevant que les conditions ne sont pas très favorables pour engager des Ukrainiens, notamment parce qu’ils peuvent retourner chez eux à tout moment.

On reparle beaucoup des procédures d’asile menées à l’étranger. Doit-on y réfléchir pour épargner la dangereuse traversée de la Méditerran­ée aux requérants, livrés aux passeurs? Il n’existe quasiment aucun modèle fonctionne­l. Le projet de l’Italie avec l’Albanie présente encore des zones d’ombre: que se passe-t-il notamment quand les demandeurs d’asile reçoivent un refus? De plus, en Suisse, notre politique de retours fonctionne bien, puisque 57% des requérants déboutés sont renvoyés.

Mais 57%, cela signifie qu’une personne sur deux reste? Non, beaucoup disparaiss­ent et continuent leur chemin migratoire dans un autre pays. C’est toute la question de la migration irrégulièr­e en Europe. Même les contrôles aux frontières, comme en Allemagne, ne parviennen­t pas à réduire les flux migratoire­s.

Le Départemen­t fédéral de justice et police (DFJP) n’était pas votre premier choix. Avez-vous surmonté la déception d’en avoir hérité? Le DFJP est clairement un départemen­t très intéressan­t. Il se trouve au coeur des préoccupat­ions de notre époque et gère de nombreux projets outre la migration qui concernent la vie quotidienn­e de la population (droit de la famille, identité électroniq­ue).

Votre collègue socialiste, Elisabeth Baume-Schneider, vous a précédé pour reprendre le Départemen­t fédéral de l’intérieur, avec la Santé. Etes-vous en mauvais termes avec elle? Non, non. Elle a jeté de nombreuses bases sur lesquelles je m’appuie, comme les procédures d’asile en 24 heures. Nous collaboron­s bien.

Vous avez dit dans votre discours des 100 premiers jours que les femmes constituen­t l’une de vos priorités, via l’égalité salariale et la lutte contre les violences domestique­s. Vous n’êtes pas le premier à tenir de tels propos. Pourquoi y arriveriez-vous, et pas vos prédécesse­ures? Je ne prétends pas que je résoudrai les problèmes, mais je vais tout faire pour améliorer les choses. L’important, c’est de ne rien lâcher. La violence n’a rien à faire dans une famille. Elle n’apporte jamais de solution. Nous travaillon­s notamment à un projet qui doit améliorer l’accompagne­ment médical des victimes.

Etre un homme vous apporte-t-il plus de poids? Je peux peut-être davantage sensibilis­er les hommes, qui s’identifien­t à un conseiller fédéral masculin.

La sensibilis­ation, c’est une chose. Mais ne faut-il pas plus de répression pour les coupables? Notre droit pénal est efficace. Mais les victimes sont encore trop livrées à elles-mêmes, et n’osent souvent pas signaler leur cas. C’est là que je veux mettre l’accent.

On vous attend sur le dossier européen et la libre circulatio­n des personnes. Le premier projet d’entente avec l’UE évite-t-il vraiment tout risque de surcharge des assurances sociales? Nous avons déjà enregistré des succès avec l’UE, qui consent à ce que nous fassions des exceptions à la libre circulatio­n des personnes. L’équipe d’Ignazio Cassis travaille très bien. Nous devons encore préciser les mesures. Et si l’accord avec l’UE ne suffit pas, il faudra introduire des mesures internes.

On aimerait parfois sentir plus d’enthousias­me et de conviction au Conseil fédéral sur ce dossier. Vousmême, avez-vous peur du dossier européen? L’heure de l’enthousias­me n’est pas encore venue. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est de bien négocier. Vu l’état actuel des discussion­s, l’optimisme est de mise.

Avez-vous l’impression que cette fois-ci le Conseil fédéral ira jusqu’au bout? Oui, c’est l’objectif déclaré. Et, croyez-moi, de nombreuses personnes font beaucoup d’efforts en ce sens (sourire).

En Suisse romande, on ne vous connaît pas encore très bien. Ne devez-vous pas y augmenter votre présence? J’ai effectivem­ent prévu de me rendre plus souvent en Suisse romande. Je suis conscient d’être conseiller fédéral de l’ensemble du pays, et pas que de Bâle (rire).■

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(BERNE, 2 AVRIL 2024/DRES HUBACHER POUR LE TEMPS) Encore peu connu en Suisse romande, Beat Jans promet d’y remédier.

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